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Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 525

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Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 552-554).
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525. — Á M. DE FORMONT.
À Cirey, 15 novembre.

Pourquoi vous rebuter d’un ouvrage si admirable, et auquel il manque si peu de chose pour être parfait ? Nous n’avons dans notre langue que cette seule traduction du plus beau monument de l’antiquité : car je compte pour rien toutes les mauvaises qu’on a faites.

Virgile, du sein du tombeau[1],
Vous dit-il pas, en son langage :
Il faut achever ton ouvrage,
Quand je t’ai prêté mon pinceau ?

Je viens d’apprendre que la Didon, qui a fait tant de fracas sur notre théâtre, est une espèce de traduction d’un opéra italien de Metastasio, se disant poëte de l’empereur. Je tiens cette anecdote d’un jeune Vénitien[2] qui est ici. Personne ne sait cela en France : tant nous sommes bien instruits dans notre petit coin du Parnasse de ce qui se passe dans les autres coins !

Je n’ai point encore vu la traduction en prose de la première scène de la Cléropâtre, de Dryden, Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’une traduction en prose, d’une scène en vers, est une beauté qui me montrerait son cul au lieu de me montrer son visage ; et puis, je vous dirai qu’il s’en faut beaucoup que le visage de Dryden soit une beauté. Sa Clèopâtre est un monstre, comme la plupart des pièces anglaises, ou, plutôt, comme toutes les pièces de ce pays-là ; j’entends les pièces tragiques. Il y a seulement une scène de Ventidius et d’Antoine qui est digne de Corneille. C’est là le sentiment de milord Bolingbroke et de tous les bons auteurs ; c’est ainsi que pensait Addison.

Je n’ai point encore lu la traduction que l’abbé du Resnel a faite de l’Essai de Pope[3] ; mais, comme cela n’est point intitulé Réponse à Pascal[4], il n’a rien à craindre.

Je vais tâcher d’avoir ce journal[5] où vous dites que je trouverai des absurdités métaphysiques, à propos de mes sentiments. Je sais qu’il est de l’essence d’un jésuite d’être mauvais philosophe ; ce sont gens à qui on dicte, à l’âge de quinze ou vingt ans, des mots qu’ils prennent ensuite pour des idées. Je ne sais pas si Locke a raison, mais il en a bien l’air. J’ai beau chercher, je ne vois pas qu’on puisse jamais prouver que la matière ne saurait penser ; mais, après tout, qu’importe, pourvu que nous pensions bien, c’est-à-dire que nous pensions de façon à nous rendre heureux ? Je me trouve très-bien d’être matière, si j’ai des sensations et des idées agréables.

S’il vous vient quelque pensée sur cette chape à l’évêque, dont les hommes se débattent, faites-m’en un peu part, s’il vous plaît,

Candidus imperti · · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., ép. VI, v. 68, liv. I.)

Pour moi, j’ai envoyé à notre ami Cideville la dernière scène de la Mort de César, qui est très-mal imprimée et toute tronquée dans la misérable édition qu’on en a faite ; je l′ai prié de vous en faire tenir une copie. Je vous envoie des bagatelles de ma façon, en attendant de vous des idées et des lumières ; chacun donne ce qu’il a. Je vais grand train dans le Siècle de Louis XIV ; je saute à pieds joints sur toutes les minuties que je trouve en mon chemin. C’est un taillis fourré où je me fais des grandes routes ; je voudrais bien m’y promener avec vous. La sublime, la légère, l’universelle Émilie vous fait mille compliments. Linant croit qu’il fera une pièce, et je n’en crois rien. Vale.

  1. Voyez la lettre 509.
  2. Algarotti ; voyez la lettre no 522.
  3. L’Essai sur l’Homme (on Man), traduil par du Resnel, ne parut qu’en 1737.
  4. Allusion aux poursuites que lui avaient attirées les Remarques sur les Pensées de M. Pascal.
  5. Le Journal de Trévoux ; voyez la note tome XXI, page 169.