Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 546

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 9-11).
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546. — Á M. DE CIDEVILLE.
À Cirey, ce 19 janvier.

Je vous avais écrit, mon cher Cideville, une lettre qui n’était que longue, en réponse à votre épître charmante, où vous aviez mis cette jolie épitaphe. Je vous avais envoyé mon épitaphe aussi ; en en vérité, ce style funéraire convenait bien mieux à moi chétif, toujours faible, toujours languissant, qu’à vous, robuste héros de l’amour, qui vivrez longtemps pour lui, et qui ferez l’épitaphe de trente ou quarante passions nouvelles, avant qu’il soit question de graver la vôtre. Voici celle que je m’étais faite :

Voltaire a terminé son sort,
Et ce sort fut digne d’envie :
Il fut aimé jusqu’à la mort
De Cideville et d’Émilie.

Comme je vous écrivais ce petit quatrain tendre, on entra dans ma chambre, on vit la lettre, et on la brûla. Je vous écris celle-ci incognito et avec la peur d’être surpris en flagrant délit. Émilie, au lieu de ma triste épitaphe, vous écrivit une belle lettre qui lui en a attiré une charmante, qui fait ici le principal ornement de notre Émiliance. Ne soyez pas surpris, mon cher Cideville, qu’avec des épitaphes et la fièvre je raisonne à force sur l’immortalité de l’âme[1], et que j’argumente, de mon lit, avec notre aimable philosophe Formont.

Toujours prêt à sortir de ma frêle prison,
J’en veux du moins sortir en sage,
Et munir un peu ma raison
Contre les horreurs du voyage.

Votre esprit et le sien me font croire l’âme immortelle ; mais, lorsque je suis accablé par la maladie, que mes idées me fuient, et que mon sentiment s’anéantit dans le dépérissement de la machine,

Alors, par une triste chute,
Je m’endors en me croyant brute.

Il y a des gens, mon cher ami, qui promettent l’immortalité à certaine tragédie[2] que je vous envoie ; pour moi, je crains les sifflets. Vous jugerez de ce que je mérite. Que mon offrande soit digne de vous ou non, j’ai dit : Il faut toujours que mon cher Cideville en ait les prémices. Lisez-la donc, messieurs les beaux et bons esprits ; et vous, aimable philosophe Formont, quittez Locke pour un moment ; ma muse vous appelle en Amérique. J’étais las des idées uniformes de notre théâtre, il m’a fallu un nouveau monde :

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Et extra
Processi longe flammantia mœnia mundi.

(Lucr., liv. I, v. 73.)

Voilà tous les arts au Pérou[3]. On le mesure, et moi je le chante ; mais je tremble qu’on ne me prenne pour un sauvage.

Je reçois votre lettre, mon cher ami, en griffonnant ceci. Que je vous aime de ne point aimer votre métier ! Vous jugez de tout comme vous écrivez, avec un goût infini. Mme du Châtelet est de votre sentiment sur la Chartreuse. Je n’ai point lu les Adieux aux révérends Pères ; mais je suis fort aise qu’il[4] les ait quittés. Un poëte de plus et un jésuite de moins, c’est un grand bien dans le monde.

Vale, te amo, te semper amabo. V.

  1. Voyez les lettres 545 et 517.
  2. Alzire.
  3. Allusion au voyage de Godin, Bouguer et La Condamine ; voyez la lettre 475.
  4. Gresset, qui, après avoir publié la Chartreuse, vers la fin de 1735, venait de faire paraître les Adieux aux jésuites.