Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 554

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 20-21).
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554. — Á. M. BERGER.
À Cirey … février.

Le succès de nos Américains est d’autant plus flatteur pour moi, mon cher monsieur, qu’il justifie votre amitié pour ma personne, et votre goût pour mes ouvrages. J’ose vous dire que les sentiments vertueux qui sont dans cette pièce sont dans mon cœur ; et c’est ce qui fait que je compte beaucoup plus sur l’amitié d’une personne comme vous, dont je suis connu, que sur les suffrages d’un public toujours inconstant, qui se plaît à élever des idoles pour les détruire, et qui, depuis longtemps, passe la moitié de l’année à me louer, et l’autre à me calomnier. Je souhaiterais que l’indulgence avec laquelle cet ouvrage vient d’être reçu pût encourager notre grand musicien Rameau à reprendre en moi quelque confiance, et à achever son opéra de Samson sur le plan que je me suis toujours proposé. J’avais travaillé uniquement pour lui. Je m’étais écarté de la route ordinaire dans le poème, parce qu’il s’en écarte dans la musique. J’ai cru qu’il était temps d’ouvrir une carrière nouvelle à l’opéra comme sur la scène tragique. Les beautés de Quinault et de Lulli sont devenues des lieux communs. Il y aura peu de gens assez hardis pour conseiller à M. Rameau de faire de la musique pour un opéra dont les deux premiers actes sont sans amour ; mais il doit être assez hardi pour se mettre au-dessus du préjugé. Il doit m’en croire et s’en croire lui même. Il peut compter que le rôle de Samson, joué par Chassé[1], fera autant d’effet, au moins, que celui de Zamore, joué par Dufresne. Tâchez de persuader cela à cette tête à doubles croches ; que son intérêt et sa gloire l’encouragent ; qu’il me promette d’être entièrement de concert avec moi ; surtout qu’il n’use pas sa musique en la faisant jouer de maison en maison ; qu’il orne de beautés nouvelles les morceaux que je lui ai faits. Je lui enverrai la pièce quand il le voudra ; M. de Fontenelle en sera l’examinateur. Je me flatte que M. le prince de Carignan[2] la protégera, et qu’enfin ce sera de tous les ouvrages de ce grand musicien celui qui, sans contredit, lui fera ie plus d’honneur.

À l’égard de M. de Marivaux, je serais très-fâché de compter parmi mes ennemis un homme de son caractère, et dont j’estime l’esprit et la probité. Il y a surtout dans ses ouvrages un caractère de philosophie, d’humanité et d’indépendance, dans lequel j’ai trouvé avec plaisir mes propres sentiments. Il est vrai que je lui souhaite quelquefois un style moins recherché, et des sujets plus nobles ; mais je suis bien loin de l’avoir voulu désigner, en parlant des comédies métaphysiques. Je n’entends par ce terme que ces comédies où l’on introduit des personnages qui ne sont point dans la nature, des personnages allégoriques, propres, tout au plus, pour le poème épique, mais très-déplacés sur la scène, où tout doit être peint d’après nature. Ce n’est pas, ce me semble, le défaut de M. de. Marivaux ; je lui reprocherais, au contraire, de trop détailler les passions, et de manquer quelquefois le chemin du cœur, en prenant des routes un peu trop détournées. J’aime d’autant plus son esprit que je le prierais de le moins prodiguer. Il ne faut point qu’un personnage de comédie songe à être spirituel ; il faut qu’il soit plaisant malgré lui, et sans croire l’être : c’est la différence qui doit être entre la comédie et le simple dialogue. Voilà mon avis, mon cher monsieur, je le soumets au vôtre.

J’avais prêté quelque argent à feu M. de La Clède, mais sans billet ; je voudrais en avoir perdu dix fois davantage, et qu’il fût en vie. Je vous supplie de m’écrire tout ce que vous apprendrez au sujet de mes Américains. Je vous embrasse tendrement.

Qu’est devenu l’abbé Desfontaines ? Dans quelle loge a-t-on mis ce chien qui mordait ses maîtres ? Hélas ! je lui donnerais encore du pain, tout enragé qu’il est. Je ne vous écris point de ma main, parce que je suis un peu malade. Adieu.

  1. Claude-Louis de Chassé, noble Breton, né en 1698, entra, en 1721. à l’Opéra, qu’il quitta en 1757. Mort en 1786.
  2. Voyez la lettre 403.