Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 557

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Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 26-27).
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557. — Á M. PALLU,
intendant de moulins
À Cirey, le 9 février.

Un peu de maladie, monsieur, m’a privé de la consolation de vous écrire des pouilles de ma main. Je me sers d’un secrétaire ; je me donne des airs d’intendant. Hélas ! cruel que vous êtes, c’est bien vous qui faites l’intendant avec moi, en ne répondant pas à mes requêtes ! J’avais cru vous faire ma cour et flatter votre goût, en vous envoyant, il y a quelques mois, une scène[1] tout entière traduite d’un vieil auteur anglais ; mais vous ne vous souciez ni de l’Anglais ni de moi. Vous aviez promis à Mme du Châtelet des petits cygnes de Moulins et des petits bateaux. Savez-vous bien que des bagatelles, quand on les a promises, deviennent solides et sacrées, et qu’il vaudrait mieux être deux ans sans faire payer la taille aux peuples de la mère aux gaines[2] que de manquer d’envoyer des petits cygnes à Cirey ? Vous croyez donc qu’il n’y a dans le monde que des ministres, Moulins, et Versailles ?

En lisant aujourd’hui des vers anglais de Pope, sur le bonheur[3], voici comme j’ai réfuté ce raisonneur :

Pope, l’Anglais, ce sage si vanté,
Dans sa morale au Parnasse embellie,
Dit que les biens, les seuls biens de la vie.
Sont le repos, l’aisance, et la santé.
Il s’est mépris : quoi ! dans l’heureux partage
Des dons du ciel faits à l’humain séjour.
Ce triste Anglais n’a pas compté l’amour !
Que je le plains ! il n’est heureux ni sage[4].

Mettez l’amitié à la place de l’amour, et vous verrez combien vous manquez à ma félicité. Donnez-moi au moins votre protection, comme si j’étais né dans Moulins. Ayez pitié de cette pauvre Alzire, que l’on imprime, à ce qu’on m’a dit, furtivement, comme on a imprimé le Jules César. Il est bien dur de voir ainsi ses enfants estropiés. M. Rouillé[5] peut, d’un mot, empêcher qu’on me fasse ce tort : c’est à vous que je veux en avoir l’obligation. Si vous me rendez ce bon office, j’aurai pour vous bien du respect et de la reconnaissance ; et, si vous m’écrivez, je vous aimerai de tout mon cœur.

  1. C’est la dernière de la Mort de César.
  2. Cette expression doit désigner la ville de Moulins, célèbre par sa coutellerie. (B.)
  3. C’est le sujet de la quatrième épître de l’Essai sur l’Homme.
  4. Ces vers se trouvent déjà tome X, page 512.
  5. Voyez la lettre 297.