Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 629

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629. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE[1].
À Berlin, 8 août 1736.

Monsieur, quoique je n’aie pas la satisfaction de vous connaître personnellement, vous ne m’en êtes pas moins connu par vos ouvrages. Ce sont des trésors d’esprit, si l’on peut s’exprimer ainsi, et des pièces travaillées avec tant de goût, de délicatesse, et d’art, que les beautés en paraissent nouvelles, chaque fois qu’on les relit. Je crois y avoir reconnu le caractère de leur ingénieux auteur, qui fait honneur à notre siècle et à l’esprit humain. Les grands hommes modernes vous auront un jour l’obligation, et à vous uniquement, en cas que la dispute, à qui d’eux ou des anciens la préférence est due, vienne à renaître, que vous ferez pencher la balance de leur côté.

Vous ajoutez à la qualité d’excellent poëte une infinité d’autres connaissances qui, à la vérité, ont quelque affinité avec la poésie, mais qui ne lui ont été appropriées que par votre plume. Jamais poëte ne cadença des pensées métaphysiques ; l’honneur vous en était réservé le premier. C’est ce goût que vous marquez dans vos écrits pour la philosophie, qui m’engage à vous envoyer la traduction que j’ai fait faire de l’accusation et de la justification du sieur Wolff, le plus célèbre philosophe de nos jours, qui, pour avoir porté la lumière dans les endroits les plus ténébreux de la métaphysique, et pour avoir traité ces difficiles matières d’une manière aussi relevée que précise et nette, est cruellement accusé d’irréligion et d’athéisme. Tel est le destin des grands hommes : leur génie supérieur les expose toujours aux traits envenimés de la calomnie et de l’envie.

Je suis à présent à faire traduire le Traité de Dieu, de l´âme, et du monde[2], émané de la plume du même auteur. Je vous l’enverrai, monsieur, dès qu’il sera achevé, et je suis sûr que la force de l’évidence vous frappera dans toutes ses propositions, qui se suivent géométriquement, et connectent les unes avec les autres comme les anneaux d’une chaîne.

La douceur et le support que vous marquez pour tous ceux qui se vouent aux arts et aux sciences me font espérer que vous ne m’exclurez pas du nombre de ceux que vous trouvez dignes de vos instructions. Je nomme ainsi votre commerce de lettres, qui ne peut être que profitable à tout être pensant. J’ose même avancer, sans déroger au mérite d’autrui, que dans l’univers entier il n’y aurait pas d’exception à faire de ceux dont vous ne pourriez être le maître. Sans vous prodiguer un encens indigne de vous être offert, je peux vous dire que je trouve des beautés sans nombre dans vos voyages. Votre Henriade me charme, et triomphe heureusement de la critique[3] peu judicieuse que l’on en a faite. La tragédie de César nous fait voir des caractères soutenus ; les sentiments y sont tous magnifiques et grands ; et l’on sent que Brutus est ou Romain ou Anglais. Alzire ajoute aux grâces de la nouveauté cet heureux contraste des mœurs des sauvages et des Européens. Vous faites voir, par le caractère de Gusman, qu’un christianisme mal entendu, et guide par le faux zèle, rend plus barbare et plus cruel que le paganisme même.

Corneille, le grand Corneille, lui qui s’attirait l’admiration de tout son siècle, s’il ressuscitait de nos jours, verrait avec étonnement, et peut-être avec envie, que la tragique déesse vous prodigue avec profusion les faveurs dont elle était avare envers lui. À quoi n’a-t-on pas lieu de s’attendre de l’auteur de tant de chefs-d’œuvre ! Quelles nouvelles merveilles ne vont pas sortir de la plume qui jadis traça si spirituellement et si élégamment le Temple du Goût !

C’est ce qui me fait désirer si ardemment d’avoir tous vos ouvrages. Je vous prie, monsieur, de me les envoyer, et de me les communiquer sans réserve. Si parmi les manuscrits il y en a quelqu’un que, par une circonspection nécessaire, vous trouviez à propos de cacher aux yeux du public, je vous promets de le conserver dans le sein du secret, et de me contenter d’y applaudir dans mon particulier. Je sais malheureusement que la foi des princes est un objet peu respectable de nos jours ; mais j’espère néanmoins que vous ne vous laisserez pas préoccuper par des préjugés généraux, et que vous ferez une exception à la règle en ma faveur.

Je me croirai plus riche en possédant vos ouvrages que je ne le serai par la possession de tous les biens passagers et méprisables de la fortune, qu’un même hasard fait acquérir et perdre. L’on peut se rendre propres les premiers, s’entend vos ouvrages, moyennant le secours de la mémoire, et ils nous durent autant qu’elle. Connaissant le peu d’étendue de la mienne, je balance longtemp avant de me déterminer sur le choix des choses que je juge dignes d’y placer.

Si la poésie était encore sur le pied où elle fut autrefois, savoir, que les poètes ne savaient que fredonner des idylles ennuyeuses, des églogues faites sur un même moule, des stances insipides, ou que tout au plus ils savaient monter leur lyre sur le ton de l’élégie, j’y renoncerais à jamais ; mais vous anoblissez[4] cet art, vous nous montrez des chemins nouveaux et des routes inconnues aux Lefranc et aux Rousseau.

Vos poésies ont des qualités qui les rendent respectables et dignes de l’admiration et de l’étude des honnêtes gens. Elles sont un cours de morale où l’on apprend à penser et à agir. La vertu y est peinte des plus belles couleurs. L’idée de la véritable gloire y est déterminée ; et vous insinuez le goût des sciences d’une manière si fine et si délicate que quiconque a lu vos ouvrages respire l’ambition de suivre vos traces. Combien de fois ne me suis-je pas dit : Malheureux ! laisse là un fardeau dont le poids surpasse tes forces ; l’on ne peut imiter Voltaire, à moins que d’être Voltaire même.

C’est dans ces moments que j’ai senti que les avantages de la naissance, et cette fumée de grandeur dont la vanité nous berce, ne servent qu’à peu de chose, ou pour mieux dire à rien. Ce sont des distinctions étrangères à nous-mêmes, et qui ne décorent que la figure. De combien les talents de l’esprit ne sont-ils pas préférables ! Que ne doit-on pas aux gens que la nature a distingués par ce qu’elle les a fait naître ! Elle se plaît à former des sujets qu’elle doue de toute la capacité nécessaire pour faire des progrès dans les arts et dans les sciences ; et c’est aux princes à récompenser leurs veilles. Eh ! que la gloire ne se sert-elle de moi pour couronner vos succès ! Je ne craindrais autre chose, sinon que ce pays, peu fertile en lauriers, n’en fournît pas autant que vos ouvrages en méritent.

Si mon destin ne me favorise pas jusqu’au point de pouvoir vous posséder, du moins puis-je espérer de voir un jour celui que depuis : si longtemps j’admire de si loin, et de vous assurer de vive voix que je suis, avec toute l’estime et la considération due à ceux qui, suivant pour guide le flambeau de la vérité, consacrent leurs travaux au public, monsieur, votre affectionné ami.

Fédéric, P. R. de Prusse[5].

  1. Frédéric, roi de Prusse, né le 24 janvier 1712.

    Les uns l’appellent Frédéric III, parce que son aïeul et son père se nommaient aussi Frédéric ; les autres le nomment Frédéric II, parce que son père était moins connu sous le nom de Frédéric que sous celui de Guillaume ; mais il n’y a point de contestation sur le titre de grand qu’on lui donne communément en Europe.

    Il faut l’envisager sous plusieurs aspects différents.

    Comme guerrier, on est convenu que Frédéric, et Maurice, comte de Saxe, ont été les plus habiles capitaines de ce siècle : tous deux comparables aux plus illustres des siècles passés.


    Frédéric a eu sur Maurice l’avantage d’être roi, et celui de pouvoir lever et discipliner des troupes à son choix : avantage que rien ne peut compenser. Tous deux se sont signalés par des marches savantes, par des victoires, par des sièges.

    Frédéric a surmonté plus de difficultés que Maurice, ayant eu à combattre plus d’ennemis : tantôt les Autrichiens, tantôt les Français et les Russes. Son père avait augmenté jusqu’à soixante six mille hommes ses troupes, qui n’étaient auparavant qu’au nombre de vingt mille. Le nouveau roi, dès sa première campagne, eut plus de quatre-vingt mille hommes, et en eut ensuite jusqu’à cent quarante mille.

    Sa première bataille fut celle de Molwitz en Silésie, le 17 d’avril 1741.

    Le roi son père avait formé et discipliné son infanterie ; mais la cavalerie avait été négligée : aussi fut-elle battue. L’infanterie rétablit l´ordre, et remporta la victoire. Frédéric, depuis ce jour, disciplina lui-même sa cavalerie, et la rendit une des meilleures de l’Europe.

    Ce ne fut, dans cette guerre contre la maison d’Autriche, qu’un enchaînement de victoires. Celle de Czaslaw, sur la rivière de Crudemka près de l’Elbe, le 17 mai 1742, fut une des plus célèbres. Le roi, à la tête de sa cavalerie, soutint longtemps l’effort de celle d’Autriche, et enfin la dissipa. Sa conduite seule fit le succès de cette journée.

    La bataille de Friedberg, gagnée contre les Autrichiens et les Saxons, le 4 juin 1745 lui fit encore plus d’honneur, au jugement de tous les militaires. On prétend qu’il écrivit au roi de France, alors son allié : « J’ai acquitté à vue la lettre de change que vous avez tirée sur moi de votre camp de Fontenoy. »

    La victoire remportée auprès de Prague, le 6 mai 1757, fut de toutes la plus brillante. Mais il acquit une autre espèce de gloire bien plus rare, en publiant, de vive voix et par écrit, que si, quelques semaines après, il perdit la bataille de Kolins, ce ne fut pas la faute de ses troupes, mais la sienne. Il avait attaqué avec trop d’opiniâtreté un corps inattaquable.

    Enfin, sans compter un grand nombre d’autres actions où il commanda toujours en personne, on connaît la bataille de Rosbach, où il défit presque en un moment une armée trois fois aussi forte que la sienne, mais commandée par un général autrichien, qui choisit malheureusement, pour le combattre, le terrain le plus défavorable, malgré les représentations des officiers français.

    Au sortir de cette bataille, il court à l’autre extrémité de l’Allemagne ; et, au bout d’un mois, il remporte la bataille décisive de Lissa, qui le mit au-dessus de tous les événements, comme au-dessus des plus grands capitaines de son siècle.

    Dans toutes ses expéditions il porta toujours l’uniforme de ses gardes ; vêtu, nourri, couché comme eux ; donnant tout à l’art de la guerre, rien au faste ni même à la nature.

    En qualité de roi, si l’on veut considérer son gouvernement intérieur, on verra qu’il fut le législateur de son pays, qu’il réforma la jurisprudence, abolit les procureurs, abrégea tous les procès, empêcha les fils de famille de se ruiner, bâtit des villes, plus de trois cents villages, et les peupla ; encouragea l’agriculture et les manufactures : magnifique dans les jours d’appareil, simple et frugal dans tout le reste.

    Si l’on veut regarder en lui les talents qui distinguent l’homme dans quelque condition qu’il puisse naître, on sera étonné qu’il ait cultivé tous les arts : la meilleure histoire, sans contredit, qu’on ait de Brandebourg est la sienne ; il a composé des vers français remplis de pensées justes et utiles ; il a été un excellent musicien ; et il n’a jamais parlé dans la conversation ni de ses talents ni de ses victoires.

    Il a daigné admettre à sa familiarité les gens de lettres, et ne les a jamais craints. Si, dans cette familiarité, il s’est élevé quelques nuages, il leur a fait succéder le jour le plus serein et le plus doux.

    — Cette notice sur le roi de Prusse a été imprimée dans les éditions de Kehl, en tête de la correspondance des deux grands hommes ; mais rien n’indique la date de sa composition. Frédéric survécut huit ans à Voltaire, et mourut le 17 auguste 1786. Il avait, en 1778, fait un Éloge de Voltaire. (B.) — L’Éloge de Voltaire par Frédéric est dans le tome Ier de la présente édition.

  2. Pensées sur Dieu, le monde, l’âme humaine.
  3. La critique dont parle le roi de Prusse doit être l’opuscule intitulé Pensées sur la Henriade, imprimées d’abord à Londres en 1728, et réimprimées sous le titre de Critique de la Henriade, à la suite de l’édition de ce poëme ; La Haye, 1728, in-12, édition encadrée. (B.) — Voyez, sur les éditions de la Henriade, etc., tome VIII, page 8.
  4. Anoblir ne se dit qn’au propre ; c´est ennoblir qu’on doit employer au figuré. (B.)
  5. Le roi de, Prusse a toujours signé Fédéric, qui est plus doux à la prononciation que Frédéric. (K.)