Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 712

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 205-206).
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712. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Amsterdam, ce 27 janvier.

Respectable ami, je vous dois compte de ma conduite : vous m’avez conseillé de partir, et je suis parti ; vous m’avez conseillé de ne point aller en Prusse, et je n’y ai point été ; voici le reste que vous ne savez pas. Rousseau apprit mon passage par Bruxelles, et se hâta de répandre et de faire insérer dans les gazettes que je me réfugiais en Prusse, que j’avais été condamné à Paris à une prison perpétuelle, etc. Cette belle calomnie n’ayant pas réussi, il s’avise d’écrire que je prêche l’athéisme à Leyde ; là-dessus il forge une histoire, et on envoie ces contes bleus à Paris, où sans doute la bonté du prochain ne les laissera pas tomber par terre. On m’a renvoyé de Paris une des lettres circulaires qu’il a fait écrire par un moine défroqué[1] qui est son correspondant à Amsterdam. Ces calomnies si réitérées, si acharnées, et si absurdes, ne peuvent ici me porter coup ; mais elles peuvent beaucoup me nuire à Paris : elles m’y ont déjà fait des blessures, elles rouvriront les cicatrices. Je sais, par expérience, combien le mal réussit dans une belle et grande ville comme Paris, où l’on n’a guère d’autre occupation que de médire. Je sais que le bien qu’on dit d’un homme ne passe guère la porte de la chambre où on en parle, et que la calomnie va à tire-d’aile jusqu’aux ministres. Je suis persuadé que si ces misérables bruits parviennent à vous, vous en verrez aisément la source et l’horreur, et que vous préviendrez l’effet qu’ils peuvent faire. Je voudrais être ignoré, mais il n’y a plus moyen. Il faut se résoudre à payer toute ma vie quelques tributs à la calomnie. Il est vrai que je suis taxé un peu haut ; mais c’est une sorte d’impôt fort mal réparti. Si l’abbé de Saint-Pierre a quelque projet pour arrêter la médisance, je le ferai volontiers imprimer à mes dépens.

Du reste je vis assez en philosophe, j’étudie beaucoup, je vois peu de monde, je tâche d’entendre Newton et de le faire entendre. Je me console, avec l’étude, de l’absence de mes amis. Il n’y a pas moyen de refondre à présent l’Enfant prodigue. Je pourrais bien travailler à une tragédie le matin, et à une comédie le soir ; mais passer en un jour de Newton à Thalie, je ne m’en sens pas la force.

Attendez le printemps, messieurs : la poésie servira son quartier ; mais à présent c’est le tour de la physique. Si je ne réussis pas avec Newton, je me consolerai bien vite avec vous. Mille tendres respects, je vous en prie, à monsieur votre frère. Je suis bien tenté d’écrire à Thalie[2] ; je vous prie de lui dire combien je l’aime, combien je l´estime. Adieu ; si je voulais dire à quel point je pousse ces sentiments-là pour vous, et y ajouter ceux de mon éternelle reconnaissance, je vous écrirais des in-folio de bénédictins.

  1. J.-B. de La Varenne, auteur du Glaneur ; voyez, dans le présent volume, les pages 41 et 206.
  2. Mlle Quinault ; voyez la note, lettre 575.