Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 759

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 279-281).
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759. — À M. PITOT.
Le 20 juin.

Vous devez avoir actuellement, monsieur, tout l’ouvrage[1] sur lequel vous voulez bien donner votre avis. J’en ai commencé l’édition en Hollande, et j’ai appris depuis que le gouvernement désirait que le livre parût en France[2] d’une édition de Paris. M. d’Argenson[3] sait de quoi il s’agit ; je n’ai osé lui écrire sur cette bagatelle. La retraite où je vis ne me permet guère d’avoir aucune correspondance à Paris, et surtout d’importuner les gens en place de mes affaires particulières. Sans cela, il y a longtemps que j’aurais écrit à M. d’Argenson, avec qui j’ai eu l’honneur d’être élevé, et qui, depuis vingt-cinq ans, m’a toujours honoré de ses bontés. Je compte qu’il m’a conservé la même bienveillance.

Je vous supplie, monsieur, de lui montrer cet article de ma lettre, quand vous le trouverez dans quelque moment de loisir. Vous l’instruirez mieux que je ne le ferais touchant cet ouvrage. Vous lui direz qu’ayant commencé l’édition en Hollande, et en ayant fait présent au libraire[4] qui l’imprime, je n’ai songé à le faire imprimer en France que depuis que j’ai su qu’on désirait qu’il y parût avec privilège et approbation.

Ce livre est attendu ici avec plus de curiosité qu’il n’en mérite, parce que le public s’empresse de chercher à se moquer de l’auteur de la Henriade devenu physicien. Mais cette curiosité maligne du public servira encore à procurer un prompt débit à l’ouvrage, bon ou mauvais.

La première grâce que j’ai à vous demander, monsieur, est de me dire, en général, ce que vous pensez de cette Philosophie, et de me marquer les fautes que vous y aurez trouvées. J’ai un instinct qui me fait aimer le vrai ; mais je n’ai que l’instinct, et vos lumières le conduiront.

Vous trouvez que je m’explique assez clairement ; je suis comme les petits ruisseaux : ils sont transparents parce qu’ils sont peu profonds. J’ai tâché de présenter les idées de la manière dont elles sont entrées dans ma tête. Je me donne bien de la peine pour en épargner à nos Français, qui, généralement parlant, voudraient apprendre sans étudier.

Vous trouverez dans mon manuscrit quelques anecdotes semées parmi les épines de la physique. Je fais l’histoire de la science dont je parle, et c’est peut-être ce qui sera lu avec le moins de dégoût. Mais le détail des calculs me fatigue et m’embarrasse encore plus qu’il ne rebutera les lecteurs ordinaires. C’est pour ces cruels détails surtout que j’ai recours à votre tête algébrique et infatigable ; la mienne, poétique et malade, est fort empêchée à peser le soleil.

Si madame votre femme est accouchée d’un garçon, je vous en fais mon compliment. Ce sera un honnête homme et un philosophe de plus, car j’espère qu’il vous ressemblera[5].

Sans aucune cérémonie, je vous prie de compter sur ma reconnaissance autant que sur mon estime et mon amitié ; il serait indigne de la philosophie d’aller barbouiller nos lettres d’un votre très-humble, etc.

P. S. Vous vous moquez du monde de me remercier[6] comme vous faites, et encore plus de parler d’acte par-devant notaire ; je le déchirerais. Votre nom me suffit, et je ne veux point que le nom d’un philosophe soit déshonoré par des obligations en parchemin. S’il n’y avait que des gens comme nous, les gens de justice n’auraient pas beau jeu.

  1. Les Éléments de la Philosophie de Newton.
  2. Voyez tome XXII, page 398.
  3. Le marquis d’Argenson, auquel est adressée la lettre du 7 mars 1739.
  4. Étienne Ledet.
  5. Le fils de M. Pitot est actuellement (1784) avocat général de la cour des aides de Montpellier. (K.)
  6. En octobre 1738, Voltaire prêta une autre somme d’argent (800 livres) à Pitot. (Cl.)