Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 773

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 303-307).
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773. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 16 août.

Quoi, sans cesse ajoutant merveilles sur merveilles.
Voltaire, à l’univers tu consacres tes veilles !
Non content de charmer par tes divins écrits.
Tu fais plus, tu prétends éclairer les esprits.
Tantôt, du grand Newton débrouillant le système,
Tu découvre à nos jeux sa profondeur extrême ;
Tantôt, de Melpomène arborant les drapeaux,
Ta verve nous prépare à des charmes nouveaux.
Tu passes de Thalie aux pinceaux de l’histoire :
Du grand Charle et du czar éternisant la gloire,
Tu marqueras dans peu, de ta savante main,
Leurs vices, leurs vertus, et quel fut leur destin ;
De ce héros vainqueur la brillante folie,
De ce législateur les travaux en Russie ;
Et dans ce parallèle, effroi des conquérants,
Tu montreras aux rois le seul devoir des grands.
Pour moi, de ces climats habitant sédentaire.
Qui sans prévention rends justice à Voltaire,
J’admire en tes écrits de diverse nature,
Tous les dons dont le ciel te combla sans mesure.
Que si la calomnie, avec ses noirs serpents,
Veut flétrir sur ton front tes lauriers verdoyants,
Si, du fond de Bruxelle, un Rufus[1] en furie
Sait lancer son venin au sein de ta patrie,
Que mon simple suffrage, enfant de l’équité,
Te tienne du moins lieu de la postérité !

Où prenez-vous, monsieur, tout le temps pour travailler ? Ou vos moments valent le triple de ceux des autres, ou votre génie heureux et fécond surpasse celui de l’ordinaire des grands hommes. À peine avez-vous achevé d’éclaircir la Philosophie de Newton que vous travaillez à enrichir le théâtre français d’une tragédie nouvelle[2] ; et cette pièce qui, selon les apparences, n’a pas encore quitté le chantier, est déjà suivie d’un nouvel ouvrage que vous projetez.

Vous voulez faire au czar l’honneur d’écrire son histoire en philosophe. Non content d’avoir surpassé tous les auteurs qui vous ont précédé, par l’élégance ; la beauté et l’utilité de vos ouvrages, vous voulez encore les surpasser par le nombre. Empressé à servir le genre humain, vous consacrez votre vie entière au bien public. La Providence vous avait réservé pour apprendre aux hommes à préférer la lyre d’Amphion, qui élevait les murs de Thèbes, à ces instruments belliqueux qui faisaient tomber ceux de Jéricho.

Le témoignage de quelques vérités découvertes et de quelques erreurs détruites est, à mon avis, le plus beau trophée que la postérité puisse ériger à la gloire d’un grand homme. Que n’avez-vous donc pas à prétendre, vous qui êtes aussi fidèle au culte de la vérité que zélé destructeur des préjugés et de la superstition !

Vous vous attendez sans doute à recevoir, par cet ordinaire, tous les matériaux nécessaires pour commencer l’ouvrage auquel vous vous êtes proposé de travailler. Quelle sera votre surprise quand vous ne recevrez qu’une Métaphysique et des vers ! C’est cependant tout ce que j’ai pu vous envoyer. Une métaphysique diffuse et un copiste paresseux ne font guère de chemin ensemble.

J’ai lu avec beaucoup d’attention votre raisonnement géométrique et pressant sur les infiniment petits. Je vous avoue tout ingénument que je n’ai aucune idée de l’infini. Je crois que nous ne différons que dans la façon de nous exprimer. Je vous avoue encore que je ne connais que deux sortes de nombres, des nombres pairs et des nombres impairs : or l’infini étant un nombre ni pair ni impair, qu’est-il donc ?

Si je vous ai bien compris, votre sentiment, qui est aussi le mien, est que la matière, relativement aux hommes, est divisible infiniment ; ils auront beau décomposer la matière, ils n’arriveront jamais aux unités qui la composent. Mais, réellement et relativement à l’essence des choses, la matière doit nécessairement être composée d’un amas d’unités qui en sont les seuls principes, et que l’auteur de la nature a jugé à propos de nous cacher. Or qui dit matière, sans l’idée de ces unités jointes et arrangées ensemble, dit un mot qui n’a aucun sens. La modification de ces unités détermine ensuite la différence des êtres.

M. Wolff est peut-être le seul philosophe qui ait eu la hardiesse de faire la définition de l’être simple. Nous n’avons de connaissance que des choses qui tombent sous nos sens, ou qu’on peut exprimer par des signes ; mais nous ne pouvons avoir de connaissance intuitive des unités, parce que jamais nous n’aurons d’instruments assez fins pour pouvoir séparer la matière jusqu’à ce point. La difficulté est à présent de savoir comment on peut expliquer une chose qui n’a jamais frappé nos sens. Il a fallu nécessairement donner de nouvelles définitions et des définitions différentes de tout ce qui a rapport avec la matière.

M. Wolff, pour arriver à cette définition, nous y prépare par celle qu’il fait de l’espace et de l’etendue. Si je ne me trompe, il s’en explique ainsi :

« L’espace est le vide qui est entre les parties, de façon que tout être qui a des pores occupe toujours un espace entre eux. Or, tous les êtres composés doivent avoir des pores, les uns plus sensibles que les autres, selon leur différente composition : donc tous les êtres composés contiennent un espace. Mais une unité n’ayant point de parties, et par conséquent point d’interstices ou de pores, ne peut point, par conséquent, tenir d’espace. »

Wolff nomme l’étendue la continuité des êtres. Par exemple, une ligne n’est formée que par l’arrangement d’unités qui se touchent les unes les autres, et qui peuvent se suivre en ligne courbe ou droite. Ainsi une ligne a de l’étendue ; mais un être un qui n’est pas continu, ne peut occuper d’étendue. Je le répète encore ; l’étendue n’est, selon Wolff, que la continuité des êtres. Un petit moment d’attention nous fera trouver ces définitions si vraies que vous ne pourrez leur refuser votre approbation. Je ne vous demande qu’un coup d’œil : il vous suffit, monsieur, pour vous élever non-seulement à l’être simple, mais au plus haut degré de connaissance auquel l’esprit humain peut parvenir.

Je viens de voir un homme, à Berlin, avec lequel je me suis bien entretenu de vous. C’est notre ministre Borcke[3], qui est de retour d’Angleterre. Il m’a fort alarmé sur l’état de votre santé : il ne finit point quand il parle des plaisirs que votre conversation lui a causés. L’esprit, dit-il, triomphe des infirmités du corps.

Vous serez servi en philosophe, et par des philosophes, dans la commission dont vous m’avez jugé capable. J’ai tout aussitôt écrit à mon ami[4], en Russie ; il répondra avec exactitude et avec vérité aux points sur lesquels vous souhaitez des éclaircissements. Non content de cette démarche, je viens de déterrer un secrétaire de la cour[5] qui ne fait que revenir de Moscovie, après un séjour de dix-huit ans consécutifs. C’est un homme de très-bon sens, un homme qui a de l’intelligence, et qui est au fait de leur gouvernement ; il est, de plus, véridique. Je l’ai chargé de me répondre sur les mêmes points. Je crains qu’en qualité d’Allemand, il n’abuse du privilège d’être diffus, et qu’au lieu d’un mémoire il ne compose un volume. Dès que je recevrai quelque chose que ce soit sur cette matière, je le ferai partir avec diligence.

Je ne vous demande pour salaire de mes peines qu’un exemplaire de la nouvelle édition de vos Œuvres. Je m’intéresse trop à votre gloire pour n’être pas instruit, des premiers, de vos nouveaux succès.

Selon la description que vous me faites de la vue de Cirey, je crois ne voir que la description et l’histoire de ma retraite. Remusberg est un petit Cirey, monsieur, à cela près qu’il n’y a ni de Voltaire ni de Mme du Châtelet chez nous.

Voici encore une petite ode assez mal tournée et assez insipide : c’est l’Apologe des bontés de Dieu. C’est le fruit de mon loisir, que je n’ai pu m’empécher de vous envoyer. Si ce n’est abuser de ces moments précieux dont vous savez faire un usage si merveilleux, pourrai-je vous prier de la corriger ? J’ai le malheur d’aimer les vers et d’en faire souvent de très-mauvais. Ce qui devrait m’en dégoûter, et rebuterait toute personne raisonnable, est justement l’aiguillon qui m’anime le plus. Je me dis : Petil malheureux, tu n’as pu réussir jusqu’à présent ; courage, reprenons le rabot et la lime, et derechef mettons-nous à l’ouvrage. Par cette inflexibilité, je crois me rendre Apollon plus favorable.

Une aimâble personne[6] m’inspira, dans la fleur de mes jeunes ans, deux passions à la fois ; vous jugez bien que l’une fut l’amour et l’autre la poésie. Ce petit miracle de la nature, avec toutes les grâces possibles, avait du goût et de la délicatesse. Elle voulut me les communiquer. Je réussis assez en amour, mais mal en poésie. Depuis ce temps j’ai été amoureux assez souvent, et toujours poëte.

Si vous savez quelque secret pour guérir les hommes de cette manie, vous ferez vraiment œuvre chrétienne de me le communiquer ; sinon je vous condamne à m’enseigner les règles de cet art enchanteur que vous avez embelli, et qui, à son tour, vous fait tant d’honneur.

Nous autres princes, nous avons tous l’âme intéressée, et nous ne faisons jamais de connaissances que nous n’ayons quelques vues particulières, qui regardent directement notre profit.

Que Césarion est heureux ! il doit avoir passé des moments délicieux à Cirey. Quels plaisirs surpassent en effet ceux de l’esprit ? J’ai fait des efforts d’imagination surprenants pour l’accompagner ; mais ni mon imagination n’est assez vive, ni mon esprit assez délié pour l’avoir pu suivre. Contentez-vous, monsieur, de mes efforts, tandis qu’il me suffira d’avoir conversé avec vous par le ministère de mon ami. Je suis ravi des bontés que Mme du Châtelet témoigne à Césarion. Ce serait un titre pour estimer encore davantage cette dame, si c’était une chose possible.

La sagesse de Salomon eût été bien récompensée si la reine de Saba eût ressemblé à celle de Cirey. Pour moi, qui n’ai l’honneur d’être ni sage, ni Salomon, je me trouve toujours fort honoré de l’amitié d’une personne aussi accomplie que madame la marquise. J’ai lieu de croire que sa vue me ferait naître des idées un peu différentes de ce que le vulgaire nomme sagesse. Je me flatte que, comme vous avez la satisfaction de connaître de plus près cette divinité, vous vous sentirez quelque indulgence pour mes faiblesses, si faiblesse y a de trop admirer les chefs-d’œuvres de la nature.

D’un raisonnement de philosophie, je me vois insensiblement engagé dans un avorton de déclaration d’amour ; et, tandis que ma métaphvsique garde le slyle de Wolff, ma morale pourrait bien ressembler un peu à celle que Rameau réchauffe des sons de sa musique[7].

Quant à l’amitié, je vous prie de me croire constant, me déterminant difficilement à donner mon cœur, mais faisant des choix à ne me repentir jamais. Je suis avec l’estime que vous méritez plus que qui que ce soit, monsieur, votre très-affectionné ami,

Fédéric

  1. Nom sous lequel J.-B. Rousseau est désigné dans l’Épître sur la Calomnie.
  2. La tragédie de Mérope, à laquelle Voltaire fait allusion dans la lettre 723.
  3. Le comte de Borcke, cité plus haut, lettre 709.
  4. Suhm.
  5. M. Jean-Gotthilf Vockerodt.
  6. Mme de Wrecch.
  7. Allusion aux vers 141-42 de la satire x de Boileau :
    Et tous ces lieux communs de morale lubrique,
    Que Lulli réchaufta des sons de sa musique.