Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 786

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 338-340).
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786. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 3 novembre.

N’osant vous écrire par la poste[1], je me sers de cet homme qui part de Cirey, et qui se charge de ma lettre. Croiriez-vous bien que la plus lâche et la plus infâme calomnie qu’un prêtre puisse inventer a été cause de mon voyage en Hollande ? Vous avez été, avec plusieurs honnêtes gens, enveloppé vous-même dans cette calomnie absurde, dont vous ne vous doutez pas. Il ne m’est pas permis encore de vous dire ce que c’est. Je vous demande même en grâce, mon cher ami, au nom de la tendre amitié qui nous unit depuis plus de vingt ans, et qui ne finira qu’avec ma vie, de ne paraître pas seulement soupçonner que vous sachiez qu’il y a eu une calomnie sur notre compte. Ne dites point surtout que vous ayez reçu de lettre de moi : cela est de très-grande conséquence. Il vous paraîtra sans doute surprenant qu’il y ait une pareille inquisition secrète ; mais enfin elle existe, et il faut que les honnêtes gens, qui sont toujours les plus faibles, cèdent aux plus forts. J’avais voulu vous écrire par M. l’abbé du Resnel, qui est venu passer un mois à Cirey, et je ne me suis privé de cette consolation que parce qu’il ne devait retourner à Paris qu’après la Saint-Martin. Mon cher Thieriot, quand vous saurez de quoi il a été question, vous rirez, et vous serez indigné à l’excès de la méchanceté et du ridicule des hommes. J’ai bien fait de ne vivre que dans la cour d’Émilie, et vous faites très-bien de ne vivre que dans celle de Pollion.

Je lus, il y a un mois, le petit extrait que Mlle Deshayes[2] avait fait de l’ouvrage de l’Euclide-Orphée, et je dis à Mme du Châtelet : Je suis sûr qu’avant qu’il soit peu Pollion épousera cette muse-là. Il y avait dans ces trois ou quatre pages une sorte de mérite peu commun ; et cela, joint à tant de talents et de grâce, fait en tout une personne si respectable qu’il était impossible de ne pas mettre tout son bonheur et toute sa gloire à l’épouser. Que leur bonheur soit public, mon cher ami, et que mes compliments soient bien secrets, je vous en conjure. Je souhaite qu’on se souvienne de moi dans votre Temple des Muses ; je veux être oublié partout ailleurs.

Je viens de lire les paroles de Castor et Pollux. Ce poëme est plein de diamants brillants ; cela étincelle de pensées et d’expressions fortes. Il y manque quelque petite chose que nous sentons bien tous, et que l’auteur sent aussi ; mais c’est un ouvrage qui doit faire grand honneur à son esprit. Je n’en sais pas le succès : il dépend de la musique, et des fêtes, et des acteurs. Je souhaiterais de voir cet opéra avec vous, d’en embrasser les auteurs, de souper avec eux et avec vous, mon cher ami, si je pouvais souhaiter quelque chose ; mais mon petit paradis terrestre me retiendra jusqu’à ce que quelque diable m’en chasse.

Vous savez peut-être que le seul vrai prince qu’il y ait en Europe nous a envoyé dans notre Éden un petit ambassadeur, qu’il qualifie de son ami intime, et qui mérite ce titre. Les autres rois n’ont que des courtisans, mais notre prince n’aura que des amis. Nous avons reçu celui-ci comme Adam et Eve reçoivent l’ange dans le Paradis de Milton ; à cela près qu’il a fait meilleure chère, et qu’il a eu des fêtes plus galantes. Notre prince devient tous les jours plus étonnant ; c’est un prodige de talents et de vraie vertu. Je crains qu’il ne meure. Les hommes ne sont pas faits pour être gouvernés par un tel homme ; ils ne méritent pas d’être heureux.

Il m’envoie quelquefois de gros paquets qui sont six mois en route, et qui probablement arriveraient plus tôt s’ils passaient par vos mains. Je voudrais bien que vous fussiez notre unique correspondant. Je me flatte que dans peu il me sera permis d’écrire librement à mes amis. Le nombre ne sera pas grand, et vous serez toujours à la tête.

Vous devriez bien aller voir mes nièces, qui ont perdu leur père[3]. Vous me ferez grand plaisir de leur parler de leur oncle le solitaire (sans témoins s’entend). Il y a là une nièce aînée[4] qui est une élève de Rameau, et qui a l’esprit aimable. Je voudrais bien l’avoir auprès de moi, aussi bien que sa sœur[5]. Vous pourriez leur en inspirer l’envie ; elles ne se repentiraient pas du voyage.

Mandez-moi donc des nouvelles de votre Sallé, de vos plaisirs, de tout ce qui vous regarde, et de nos amis, que j’embrasse en bonne fortune[6]. Adieu, mon très-cher ami, que j’aimerai toujours.

  1. On violait le secret des lettres, selon une infâme pratique encouragée même par Louis XV. (Cl.)
  2. Voyez une note sur la lettre 628.
  3. Pierre-François Mignot, marié, vers 1709, à Marie Arouet, sœur de Voltaire.
  4. Louise Mignot, connue sous le nom de Mme  Denis.
  5. Marie-Élizabeth Mignot, née vers 1715, mariée en juin 1738 à M. de Dompierre de Fontaine, veuve en 1756, remariée en 1762 au marquis de Florian, morte en février 1771.
  6. Voltaire, persécuté alors comme athée par des gens qui ne croyaient qu’au diable, désirait qu’on le crût à Cambridge, et non à Cirey. (Cl.)