Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 805

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Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 362-365).
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805. — À M. DE CIDEVILLE.
À Cirey, ce 23 décembre.

L’Amitié, ma déesse unique,
Vient enfin de me réveiller
De cette langueur léthargique
Où je paraissais sommeiller,
Et m’a dit d’un ton véridique :
« N’as-tu pas assez barbouillé
Ton système philosophique[1],

Assez énoncé, détaillé
De Louis l’histoire authentique[2] ?
N’as-tu pas encore rimaillé
Récemment une œuvre tragique[3] ?
Seras-tu sans cesse embrouillé
De vers et de mathématique ?
Renonce plutôt à Newton,
À Sophocle, aux vers de Virgile,
À tous les maîtres d’Hélicon ;
Mais sois fidèle à Cideville. »

J’ai répondu du même ton :
« Ô ma patronne ! ô ma déesse !
Cideville est le plus beau don
Que je tienne de ta tendresse ;
Il est lui seul mon Apollon,
C’est lui dont je veux le suffrage ;
Pour lui mon esprit tout entier
S’occupait d’un trop long ouvrage ;
Et si j’ai paru l’oublier.
C’est pour lui plaire davantage. »

Voilà une de mes excuses, mon cher Cideville, et cette excuse vous arrivera incessamment par le coche. C’est une tragédie : c’est Mérope, tragédie sans amour, et qui peut-être n’en est que plus tendre. Vous en jugerez, vous qui avez un cœur si bon et si sensible, vous qui seriez le plus tendre des pères comme vous avez été le meilleur des fils, et comme vous êtes le plus fidèle ami et le plus sensible des amants.

Une autre excuse bien cruelle de mon long silence, c’est que la calomnie, qui m’a persécuté si indignement, m’a forcé enfin de rompre tout commerce avec mes meilleurs amis pendant une année. On ouvrait toutes mes lettres, on empoisonnait ce qu’elles avaient de plus innocent ; et des personnes qui avaient apparemment juré ma perte en faisaient des extraits odieux qu’ils portaient jusqu’aux ministres, dans l’occasion. J’avais cru apaiser la rage de ces persécuteurs en faisant un tour en Hollande ; ils m’y ont poursuivi. Rousseau, entre autres, ce monstre né pour calomnier, écrivit que j’étais venu en Hollande prêcher contre la religion, que j’avais tenu école de déisme chez M. S’Gravesande, fameux philosophe de Hollande. Il fallut que M. S’Gravesande démentit ce bruit abominable dans les gazettes. Je ne m’occupai, dans mon séjour en Hollande, qu’à voir les expérience de la physique newtonienne que fait M. S"’Gavesande, qu’à étudier et qu’à mettre en ordre les Éléments de cette physique, commencés à Cirey. Je n’ai opposé à la rage de mes ennemis qu’une vie obscure, retirée, des études sérieuses auxquelles ils n’entendent rien. Bientôt l’amitié me fit revenir en France. Je retrouvai à Cirey Mme  du Châtelet et toute sa famille. Ils connaissent mon cœur ; ils ne se sont jamais démentis un moment pour moi. J’y ai trouvé le repos et la douceur de la vie, que mes ennemis voudraient m’arracher. Pour montrer une docilité sans réserve à ceux dont je peux dépendre, j’ai, par le conseil de M. d’Argental, envoyé, il y a plus de six mois, mes Éléments de Newton à la censure à Paris. Ils y sont restés ; on ne me les rend point. J’en ai suspendu la publication en Hollande. Je la suspends encore. Les libraires (qui se sont trouvés par hasard d’honnêtes gens) ont bien voulu différer par amitié pour moi. J’attendais quelque décision en France de la part de ceux qui sont à la tête de la littérature. Je n’en ai aucune. Voilà quant à la philosophie : car je veux vous rendre un compte exact.

Quant aux autres ouvrages, j’ai donc fait Mérope, dont vous jugerez incessamment. J’ai corrigé toutes mes tragédies, entre autres les trois premiers actes d’Œdipe. J’ai retouché beaucoup jusqu’aux petites pièces détachées[4] que vous avez entre les mains. J’ai poussé l’histoire de Louis XIV jusqu’à la bataille de Turin[5]. Je m’amuse d’ailleurs à me faire un cabinet de physique assez complet. Mme  du Châtelet est dans tout cela mon guide et mon oracle. On a imprimé l’Enfant prodigue, mais je ne l’ai point encore vu.

Comme je suis en train de vous rendre compte de tout, il faut vous dire que ce Demoulin, qui voulait faire imprimer vos lettres, est celui qui me suscita l’infâme procès de Jore. Il m’avait dissipé vingt mille francs que je lui avais confiés ; et, pour m’empêcher de lui faire rendre compte, il m’embarrassa dans ce procès. Il vient aujourd’hui de me demander pardon, et de me tout avouer. Ô hommes ! ô monstres ! qu’il y a peu de Cidevilles !

Coutinuons ; vous aurez tout le détail de mes peines. Une des plus grandes a été d’avoir donné à Mme  du Châtelet les Linant, Vous savez quel prix elle a reçu de ses bontés. Je crois la sœur plus coupable que le frère. Je suis d’autant plus affligé que Linant semblait vouloir travailler. Il reprenait sa tragédie[6] à cœur ; je m’y intéressais ; je le faisais travailler : il me serait devenu cher à mesure qu’il eût cultivé son talent ; mais il ne m’est plus permis de conserver avec lui le moindre commerce.

Mon cher ami, cette lettre est une jérémiade. Je pleure sur les hommes ; mais je me console, car il y a des Émilies et des Cidevilles.

  1. Les Éléments de la Métaphysique de Newton : voyez, tome XXII.
  2. Le Siècle de Louis XIV, voyez tomes XIV et XV.
  3. Mérope.
  4. Voltaire les envoya à Cideville avec la lettre 461.
  5. En 1706. Voyez, tome XIV, le chapitre xx du Siècle de Louis XIV.
  6. Celle de Ramessès, dont Voltaire lui avait donné le sujet en 1733.