Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 1002

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 87-88).

1002. — AU PÈRE TOURMINE[1].
(Décembre.)

Mon très-cher et très-révérend Père, est-il vrai que ma Mérope vous ait plu ? Y avez-vous reconnu quelques-uns de ces sentiments généreux que vous m’avez inspirés dans mon enfance[2] ? Si placet tuum est : ce que je dis toujours en parlant de vous et du Père Porée. Je vous souhaite la bonne année et une vie aussi longue que vous la méritez. Aimez-moi toujours un peu, malgré mon goût pour Locke et pour Newton. Ce goût n’est point un enthousiasme qui s’opiniâtre contre des vérités.

Nullius addictus jurare in verba magistri.

J’avoue que Locke mavait bien séduit par cette idée que Dieu peut joindre quand il voudra le don le plus sublime de penser à la matière en apparence la plus informe. Il me semblait qu’on ne pouvait trop étendre la toute-puissance du Créateur. Qui sommes-nous, disais-je, pour la borner ? Ce qui me confirmait dans ce sentiment, c’est qu’il semblait s’accorder à merveille avec l’immortalité de nos âmes : car, la matière ne périssant pas, qui pourrait empêcher la toute-puissance divine de conserver le don éternel de la pensée à une portion de matière qu’il ferait subsister éternellement ? Je n’apercevais pas l’incompatibilité, et c’est en cela probablement que je me trompais. Les lectures assidues que j’ai faites de Platon, de Descartes, de Malebranche, de Leibnitz, de Wolff, et du modeste Locke, n’ont servi toutes qu’à me faire voir combien la nature de mon âme m’était incompréhensible, combien nous devons admirer la sagesse de cet Être suprême qui nous a fait tant de présents dont nous jouissons sans les connaître, et qui a daigné y ajouter encore la faculté d’oser parler de lui. Je me suis toujours tenu dans les bornes où Locke se renferme, n’assurant rien sur notre âme, mais croyant que Dieu peut tout. Si pourtant ce sentiment a des suites dangereuses, je l’abandonne à jamais de tout mon cœur.

Vous savez si le poëme de la Henriade, dont j’espère vous présenter bientôt une édition très-corrigée, respire autre chose que l’amour des lois et l’obéissance au souverain. Ce poëme enfin est la conversion d’un roi protestant à la religion catholique. Si dans quelques autres ouvrages qui sont échappés à ma jeunesse (ce temps de fautes) qui n’étaient pas faits pour être publics, que l’on a tronqués, que l’on a falsifiés, que je n’ai jamais approuvés, il se trouve des propositions dont on puisse se plaindre, ma réponse sera bien courte : c’est que je suis prêt d’effacer sans miséricorde tout ce qui peut scandaliser, quelque innocent qu’il soit dans le fond. Il ne m’en coûte point de me corriger. Je réforme encore ma Henriade ; je retouche toutes mes tragédies ; je refonds l’Histoire de Charles XII. Pourquoi, en prenant tant de peine pour corriger des mots, n’en prendrais-je pas pour corriger des choses essentielles, quand il suffit d’un trait de plume ?

Ce que je n’aurai jamais à corriger, ce sont les sentiments de mon cœur pour vous et pour ceux qui m’ont élevé ; les mêmes amis que j’avais dans votre collège, je les ai conservés tous. Ma espectueuse tendresse pour mes maîtres est la même. Adieu, mon révérend Père ; je suis pour toute ma vie, etc.

  1. Cette lettre, sans date, est postérieure à celle du Père Tournemine au Père Brumoi, du 23 décembre 1738, et qui est en tête de Mérope (voyez tome IV, page 177). Si elle n’est pas de décembre 1738, elle est, au plus tard, des premiers jours de 1739. (B.)
  2. Le Père Tournemine avait été un des professeurs de Voltaire en rhétorique. Il écrivait à Voltaire, le 3 mai 1739, treize jours avant sa mort : « Je vous conjure d’exécuter le projet que vous m’écrivez avoir formé d’ôter de votre Henriade tout ce qui paraîtrait blesser la religion. Nous aurons alors un poëme héroïque que notre nation pourra opposer aux autres poëmes héroïques généralement estimés. Je suis toujours d’avis que vous imprimiez votre Mérope. » (Catalogue d’autographes vendus à l’hotel Drouot le 17 avril 1880, n° 106.)