Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 815

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 386-389).
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815. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Potsdam, 19 janvier[1].

Monsieur, j’espère que vous avez reçu à présent les mémoires sur le gouvernement du czar Pierre, et les vers que je vous ai adressés. Je me suis servi de la voie d’un capitaine de mon régiment, nommé Plötz, qui est à Lunéville, et qui, apparemment, n’aura pas pu vous les remettre plus tôt à cause de quelques absences, ou bien faute d’avoir trouvé une bonne occasion.

Je sais que je ne risque rien en vous confiant des pièces secrètes et curieuses. Votre discrétion et votre prudence me rassurent sur tout ce que j’aurais à craindre. Si je vous ai averti de l’usage que vous devez faire de ces mémoires sur la Moscovie, mon intention n’a été que de vous faire connaître la nécessité où l’on est d’employer quelques ménagements en traitant des matières de cette délicatesse. La plupart des princes ont une passion singulière pour les arbres généalogiques ; c’est une espèce d’amour-propre qui remonte jusqu’aux ancêtres les plus reculés, qui les intéresse à la réputation non-seulement de leurs parents en droite ligne, mais encore de leurs collatéraux. Oser leur dire qu’il y a parmi leurs prédécesseurs des hommes peu vertueux, et, par conséquent, fort méprisables, c’est leur faire une injure qu’ils ne pardonnent jamais ; et malheur à l’auteur profane qui a eu la témérité d’entrer dans le sanctuaire de leur histoire, et de divulguer l’opprobre de leur maison ! Si cette délicatesse s’étendait à maintenir la réputation de leurs ancêtres du côté maternel, encore pourrait-on trouver des raisons valables pour leur inspirer un zèle aussi ardent ; mais de prétendre que cinquante ou soixante aïeux aient tous été les plus honnêtes gens du monde, c’est renfermer la vertu dans une seule famille, et faire une grande injure au genre humain.

J’eus l’étourderie de dire une fois assez inconsidérément, en présence d’une personne, que monsieur un tel avait fait une action indigne d’un cavalier. Il se trouva, pour mon malheur, que celui dont j’avais parlé si librement était le cousin germain de l’autre, qui s’en formalisa beaucoup. J’en demandai la raison, on m’en éclaircit, et je fus obligé de passer par tout un détail généalogique, pour reconnaître en quoi consistait ma sottise. Il ne me restait d’autre ressource qu’à sacrifier à la colère de celui que j’avais offensé tous mes parents qui ne méritaient point de l’être. On m’en blâma fort ; mais je me justifiai en disant que tout homme d’honneur, tout honnête homme était mon parent, et que je n’en reconnaissais point d’autres.

Si un particulier se sent si grièvement offensé de ce qu’on peut dire de mal de ses parents, à quel emportement un souverain[2] ne se livrerait-il pas s’il apprenait le mal qu’on dit d’un parent qui lui est respectable, et dont il tient toute sa grandeur !

Je me sens très-peu capable de censurer vos ouvrages. Vous leur imprimez un caractère d’immortalité auquel il n’y a rien à ajouter ; et, malgré l’envie que j’ai de vous être utile, je sens bien que je ne pourrai jamais vous rendre le service que la servante de Molière lui rendait lorsqu’il lui lisait ses ouvrages.

Je vous ai dit mes sentiments sur la tragédie de Mérope, qui, selon le peu de connaissance que j’ai du théâtre et des règles dramatiques, me parait la pièce la plus régulière que vous ayez faite. Je suis persuadé qu’elle vous fera plus d’honneur qu’Alzire. Je vous prierai de m’envoyer la correction des fautes de copiste que je marque[3].

J’essayerai de la voie de Trêves, selon que vous me le marquez, et j’espère que vous aurez soin de vous faire remettre mes lettres de Trêves à Cirey, et d’avertir le maître de poste du soin qu’il doit prendre de cette correspondance.

Vous me parlez d’une manière qui me fait entendre qu’il ne vous serait pas désagréable de recevoir quelques pièces de musique de ma façon. Ayez donc la bonté de me marquer combien de personnes vous avez pour l’exécution, afin que, sachant leur nombre et en quoi consistent leurs talents, je puisse vous envoyer des pieces propre à leur usage. Je vous enverrais la Lecouvreur en Cantate :

… Quoi ! ces lèvres charmantes[4], etc. ;

mais je crains de réveiller en vous le souvenir d’un bonheur qui n’est plus. Il faut, au contraire, arracher l’esprit de dessus des objets lugubres. Notre vie est trop courte pour nous abandonner au chagrin ; à peine avons-nous le temps de nous réjouir ; aussi ne vous enverrai-je que de la musique joyeuse.

L’indiscret Thieriot a trompeté[5] dans les quatre parties du monde que j’avais adressé une lettre en vers à Mme de la Popelinière. Si ces vers avaient de passables, ma vanité n’aurait pas manqué de vous en importuner au plus vite ; mais la vérité est qu’ils ne valent rien. Je me suis bien repenti de leur avoir fait voir le jour.

Je voudrais bien pouvoir vivre dans un climat tempéré. Je voudrais bien pouvoir mériter d’avoir des amis tels que vous, d’être estimé des gens de bien ; je renoncerais volontiers à ce qui fait l’objet principal de la cupidité et de l’ambition des hommes, mais je sens trop que, si je n’étais pas prince, je serais peu de chose. Votre mérite vous suffit pour être estimé, pour être envié, et pour vous attirer des admirations. Pour moi, il me faut des titres, des armoiries, et des revenus, pour attirer sur moi les regards des hommes.

Ah ! mon cher ami, que vous avez raison d’être satisfait de votre sort ! Un grand prince, étant au moment de tomber entre les mains de ses ennemis, vit ses courtisans en pleurs, et qui se désespéraient autour de lui ; il dit ce peu de paroles qui enferment un grand sens : Je sens à vos lârmes que je suis encore roi[6].

Que ne vous dois-je point de reconnaissance pour toutes les peines que je vous coûte ! Vous m’instruisez sans cesse, vous ne vous lassez point de me donner des préceptes. En vérité, monsieur, je serais bien ingrat si je ne sentais pas tout ce que vous faites pour moi. Je m’appliquerai à présent à mettre en pratique toutes les règles que vous avez bien voulu me donner, et je vous prieiai encore de ne vous point lasser à force de me corriger.

J’ai cherché plus d’une fois pourquoi les Français, si amateurs des nouveautés, ressuscitaient de nos jours le langage antique de Marot. Il est certain que la langue française n’était pas, à beaucoup près, aussi polie qu’elle l’est à présent. Quel plaisir une oreille bien née peut-elle trouver à des sons rudes comme le sont ceux de ces vieux mots oncques, prou, la chose publique, accoutrements, etc., etc. ?

Un trouverait étrange, à Paris, si quelqu’un y paraissait vêtu comme du temps de Henri IV, quoique cet habillement put être tout aussi bon que le moderne. D’où vient, je vous prie, que l’on veut parler et qu’on aime à rajeunir la langue contemporaine de ces modes qu’on ne peut plus souffrir ? Et, ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que cette langue est peu entendue à présent ; que celle qu’on parle de nos jours est beaucoup plus correcte et beaucoup meilleure, qu’elle est susceptible de toute la naïveté de celle de Marot, et qu’elle a des beautés auxquelles l’autre n’osera jamais prétendre. Ce sont là, selon moi, des effets du mauvais goût et de la bizarrerie des caprices. Il faut avouer que l’esprit humain est une étrange chose !

Me voilà sur le point de m’en retourner chez moi, pour me vouer à l’étude, et pour reprendre la philosophie, l’histoire, la poésie, et la musique. Pour la géométrie, je vous avoue que je la crains : elle sèche trop l’esprit. Nous autres Allemands ne l’avons que trop sec ; c’est un terrain ingrat qu’il faut cultiver, arroser sans cesse pour qu’il produise.

Assurez la marquise du Châtelet de toute mon estime ; dites à Émilie que je l’admire au possible. Pour vous, monsieur, vous devez être persuadé de l’estime parfaite que j’ai pour vous. Je vous le répète encore, je vous estimerai tant que je vivrai, étant, avec ces sentiments d’amitié que vous savez inspirer à tous ceux qui vous connaissent, monsieur, votre très-fidèlement affectionné ami,

Fédéric

  1. Le 26 janvier 1738. (Variante des Œuvres posthumes.)
  2. Une souveraine. (Variante des Œuvres posthumes.) — Allusion à Anne-Iwanowna, qui régnait alors sur la Russie, et qui était nièce de Pierre Ier.
  3. Ces corrections, indiquées par le prince, étaient sans doute sur une feuille séparée. Elles n’ont pas été recueillies, mais Voltaire en profita. (Cl.)
  4. Voyez, tome IX, la pièce intitulée la Mort de, Mlle Lecouvreur.
  5. L’indiscrétion de Thieriot lui valut le surnom de Thieriot Trompette. (Cl.)
  6. Frédéric rappelle probablement les paroles que Darius, vaincu et poursuivi par Alexandre, adressa à ses amis : Fides vestra et constantia, ut regem me esse credam, facit.(Quinte-Curce, livre V, ch. viii.)