Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 823

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 401-403).
◄  Lettre 822
Lettre 824  ►

823. — À M. DE MAUPERTUIS.
À Cirey, janvier.

Romulus, et Liber pater, et cum Castore Pollux, …
Ploravere suis non respondere favorem
Speratum meritis.

(Hor., lib. II, ep. i, v.5.)

Je ne puis m’empêcher, monsieur, de vous rappeler à ce petit texte dont votre mérite, vos travaux, et le prix injuste que vous en recevez, sont le commentaire.

Vos huit triangles liés entre eux, et formant ce bel heptagone qui prouve tout d’un coup l’infaillibilité de vos opérations ; enfin votre génie et vos connaissances, très-fort au-dessus de cette opération même, doivent vous assurer, en France, et les plus belles récompenses et les éloges les plus unanimes. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que l’envie se déchaînait contre vous. Des personnes incapables de savoir même quel est votre mérite s’avisaient à Paris de vous chansonner, quand vous travailliez sous le cercle polaire, pour l’honneur de la France et de la raison humaine. Je reçus à Amsterdam, l’hiver dernier, une chanson plate et misérable contre plusieurs de vos amis et contre vous ; elle était de façon du petit Lélio[1], et je crus reconnaître son écriture. Le couplet qui vous regardait était très-outrageant, et finissait par :

Des meules de moulin
De ce calotin.

C’est ainsi qu’un misérable bouffon traitait et votre personne et votre excellent livre[2], qui n’a d’autre défaut que d’être trop court. Mais aussi M. Musschenbroeck me disait, en parlant de ce petit livre, que c’était le meilleur ouvrage que la France eût produit en fait de physique. S’Gravesande en parlait sur ce ton, et l’un et l’autre s’étonnaient fort que M. Cassini, et après lui M. de Fontenelle, assurassent si hardiment le prétendu ovale de la terre sur les petites différences très peu décisives qui se trouvaient dans leurs degrés, tandis que les mesures de Norwood assuraient à la terre une forme toute semblable à celle que vos raisonnements lui ont donnée, et que vos mesures infaillibles ont confirmée.

Tôt ou tard il faut bien que vous et la vérité vous l’emportiez. Souvenez-vous qu’on a soutenu des thèses contre la circulation du sang ; songez à Galilée, et consolez-vous.

Je suis persuadé que, quand vous avez refusé les douze cents livres de pension que vous avez généreusement répandues sur vos compagnons de voyage, vous avez dû paraître au ministère un esprit plus noble que mécontent. Vous devez en être plus estimé, et il vient un temps où l’estime arrache les récompenses[3].

J’avais osé, dans les intervalles que me laissent mes maladies, écrire le peu que j’entendais de Newton, que mes chers compatriotes n’entendent point du tout. J’ai suspendu cette édition qui se faisait à Amsterdam, pour avoir l’attache du ministère de France ; j’avais remis une partie de l’imprimé et le reste du manuscrit à. M. Pitot, qui se chargeait de solliciter le privilège. Le livre est approuvé depuis huit mois ; mais monsieur le chancelier[4] ne me le rend point. Apparemment que de dire que l’attraction est possible et prouvée, que la terre doit être aplatie aux pôles, que le vide est démontré, que les tourbillons sont absurdes, etc., cela n’est pas permis à un pauvre Français. J’ai parlé de vous et de votre livre, dans mes petits Éléments, avec le respect que j’ai pour votre génie. Peut-être m’a-t-on rendu service en supprimant ces Éléments ; vous n’auriez eu que le chagrin de voir votre éloge dans un mauvais ouvrage. M. Pitot m’avait pourtant flatté que ce petit catéchisme de la foi newtonienne était assez orthodoxe. Je vous prie de lui en parler. Il y a six mois que j’ai quitté toute sorte de philosophie. Je suis retombé dans mon ignorance et dans les vers ; j’ai fait une tragédie[5], mais je n’attends que des sifflets. J’ai une fois fait un poëme épique ; il y en a plus de vingt éditions dans l’Europe : toute ma récompense a été d’être joué en personne[6], moi, mes amis, et ma Henriade, aux Italiens et à la Foire, avec approbation et privilège.

Qui bene latuit bene vixit[7]. Je n’ai plus assez de santé pour travailler à rien, ni pour vous étudier ; mais je vous admirerai et vous aimerai toute ma vie, vous et le grand petit Clairaut.

  1. Voyez une note sur la lettre 713.
  2. Discours sur les différentes figures des astres (in-8°, 1732), dans lequel Maupertuis comparait les astres à des meules de moulin. (Cl.)
  3. Maupertuis avait été blessé de la modicité de la récompense ; il voulait qu’où le regardât comme le chef de l’entreprise, et ses confrères comme des élèves qui avaient travaillé sous lui. Ces confrères étaient cependant Clairaut, Camus. Lemonnier. (K.)
  4. D’Aguesseau.
  5. Mérope.
  6. Dans la scène xi du Temple de Mémoire, pièce de Le Sage, jouée à la foire Saint-Laurent en 1725. M. Pronevers n’est autre que Thieriot ; et il y a une épigramme contre la Henriade ; dans le vaudeville final il y en a une contre l’Œdipe de Voltaire. Dans le Temple du Goust, comédie de Nivault et Romagnési, jouée aux Italiens en 1733, Voltaire était représenté par le Faux Goust. Falkener aussi parait avoir été mis sur la scène, et l’auteur de la pièce où figurait cet Anglais est de Launai, s’il faut en croire une lettre de Voltaire à Thieriot (voyez lettre 556).
  7. Ovide, Tristes, III, élégie iv, v. 25.