Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 835

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 422-424).
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835. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Remusberg, 27 février.

Monsieur, vos ouvrages n’ont aucun prix[1] ; c’est une vérité dont je suis convaincu il y a longtemps. Cela n’empêche pas cependant que je ne doive vous témoigner ma reconnaissance et ma gratitude. Les bagatelles que je vous envoie ne sont que des marques de souvenir, des signes auxquels vous devez vous rappeler le plaisir que m’ont fait vos ouvrages.

Il semble, monsieur, que les sciences et les arts vous servent par semestre. Ce quartier paraît être celui de la poésie. Comment ! vous mettez la main à une nouvelle tragédie ! d’où prenez-vous votre temps ? ou bien est-ce que les vers coulent chez vous comme de la prose ? Autant de questions, autant de problèmes.

Mérope ne sort point de mes mains. Il en revient trop à mon amour-propre d’être l’unique dépositaire d’une pièce à laquelle vous avez travaillé. Je la préfère à toutes les pièces qui ont paru en France, hormis à la Mort de César.

Les intrigues amoureuses me paraissent le propre des comédies : elles en sont comme l’essence ; elles font le nœud de la pièce, et, comme il faut finir de quelque manière, il semble que le mariage y soit tout propre. Quant à la tragédie, je dirais qu’il y a des sujets qui demandent naturellement de l’amour, comme Titus et Bérénice, le Cid, Phèdre et Hippolyte. Le seul inconvénient qu’il y ait, c’est que l’amour se ressemble trop, et que, quand on a vu vingt pièces, l’esprit se dégoûte d’une répétition continuelle de sentiments doucereux, et qui sont trop éloignés des mœurs de notre siècle. Depuis qu’on a attaché, avec raison, un certain ridicule à l’amour romanesque, on ne sent plus le pathétique de la tendresse outrée. On supporte le soupirant pendant le premier acte, et on se sent tout disposé à se moquer de sa simplicité au quatrième ou au cinquième acte ; au lieu que la passion qui anime Mérope est un sentiment de la nature, dont chaque cœur bien placé connaît la voix. On ne se moque point de ce qu’on sent soi-même, et de ce qu’on est capable de sentir. Mérope fait tout ce que ferait une tendre mère qui se trouverait en sa situation. Elle parle comme nous parle le cœur, et l’acteur ne fait qu’exprimer ce que l’on sent.

J’ai fait écrire à Berlin pour la Mérope du marquis Maffei, quoique je sois très-assuré que sa pièce n’approche pas de la vôtre. Le peuple des savants de France sera toujours invincible tant qu’il aura des personnes de votre ordre à sa tête. J’ose même dire que je le redouterais infiniment plus que vos armées avec tous vos maréchaux.

Voici une ode[2] nouvellement achevée, moins mauvaise que les précédentes. Césarion y a donné lieu. Le pauvre garçon a la goutte d’une violence extrême. Il me l’écrit dans des termes qui me percent le cœur. Je ne puis rien pour lui que lui prêcher la patience : faible remède, si vous voulez, contre des maux réels ; remède cependant capable de tranquilliser les saillies impétueuses de l’esprit auxquelles les douleurs aiguës donnent lieu.

J’attends de votre franchise et de votre amitié que vous voudrez bien me faire apercevoir les défauts qui se trouvent en cette pièce. Je sens que j’en suis père, et je me sens mauvais gré[3] de n’avoir pas les yeux assez ouverts sur mes productions :

Tant l’erreur est notre apanage !
Souvent un rien nous éblouit,

Et de l’insensé jusqu’au sage,
S’il juge de son propre ouvrage,
Par l’amour-propre il est séduit.

Vous n’oublierez pas de faire mille assurances d’estime à la marquise du Châtelet, dont l’esprit ingénieux a bien voulu se faire connaître par un petit échantillon[4]. Ce n’est qu’un rayon de ce soleil qui s’est fait apercevoir à travers les nuages ; que ne doit-ce point être lorsqu’on le voit sans voiles ! Peut-être faut-il que la marquise cache son esprit, comme Moïse voilait son visage[5], parce que le peuple d’Israël n’en pouvait supporter la clarté. Quand même j’en perdrais la vue, il faut, avant de mourir, que je voie cette terre de Chanaan, ce pays des sages, ce paradis terrestre. Comptez sur l’estime parfaite et l’amitié inviolable avec laquelle je suis, monsieur, votre très-affectionné ami,

Fédéric

  1. Dans les éditions des Œuvres posthumes du roi de Prusse, Berlin et Londres, on lit : « Monsieur, vos ouvrages sont sans prix ; c’est une vérité, etc. »
  2. Épître sur la Fermeté et sur la Patience.
  3. Je me sais mauvais gré, (Variante des Œuvres posthumes.)
  4. Cette épître de Mme du Châtelet au prince royal était l’ouvrage de Voltaire : voyez une note sur la lettre 790.
  5. Exode, XXXIV, 33, 35.