Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 876

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 489-491).
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876. — À M. THIERIOT.
Le 5 juin.

Mon cher ami, vous passez donc une partie de vos beaux jours à la campagne, et vous n’aurez pas plus daigné assister à une noce[1] bourgeoise que vous ne daignez aller voir jouer des pièces ennuyeuses à la Comédie. Assemblées de parents, quolibets de noces, plates plaisanteries, contes lubriques, qui font rougir la mariée et pincer les lèvres aux bégueules, grand bruit, propos interrompus, grande et mauvaise chère, ricanements sans avoir envie de rire, lourds baisers donnés lourdement, petites filles regardant tout du coin de l’œil : voilà les noces de la rue des Deux-Boules, et la rue des Deux-Boules est partout. Cependant voilà ma nièce, votre amie, bien établie, et dans l’espérance de venir manger à Paris un bien honnête. Si elle ne vous aime pas de tout son cœur, je lui donne ma sainte malédiction.

Quand aurai-je la démonstration de Rameau contre Newton ? Lit-on le livre[2] de Maupertuis ? C’est un chef-d’œuvre. Il a eu raison de ne rien vouloir des rois. Regum æquabat opes meritis. Les Français ont-ils la tête assez rassise pour lire ce livre excellent ?

Un de mes amis, qui n’est pas un sot, sachant que le sodomite Desfontaines avait osé blasphémer l’attraction[3] m’a envoyé ce petit correctif :

Pour l’amour anti-physique
Desfontaines flagellé
A, dit-on, fort mal parlé
Du système newtonique.
Il a pris tout à rebours
La vérité la plus pure ;
Et ses erreurs sont toujours
Des péchés contre nature.

Pour moi, j’avoue que j’aime beaucoup mieux cet ancien conte[4] que vous aviez, ce me semble, perdu à Paris, et que je viens de retrouver dans mes paperasses.

Pour la consolation des gens de bien, mon cher ami, vous devriez faire tenir cela au sieur Guyot[5], afin qu’il en dise son avis dans quelques Observations., Je me recommande à vos charitables soins. Mais passons à d’autres articles de littérature honnête. J’ai été si mécontent de la fautive et absurde édition des Éléments de Newton, et je crois vous avoir dit qu’elle fourmille de tant d’énormes fautes, que mon avertissement pour les journaux est devenu fort inutile. J’en ai écrit au Trublet[6], que je connais un peu, et je lui ai dit que je le priais seulement qu’on décriât l’édition et non moi. Le petit journaliste ne m’a pas encore répondu ; vous devriez le relever un peu de sentinelle, et, sur ce, je vous embrasse tendrement.

  1. Celle de sa seconde nièce avec M. de Fontaine.
  2. La Figure de la terre déterminée par les observations de MM. de Maupertuis. Clairaut, Camus, Lemonnier, de l’Académie royale des sciences, et de M. l’abbé Outhier, correspondant de la même Académie ; Paris, in-8o.
  3. Dans les Observations, tome XV, pages 49 et 73.
  4. Voyez, tome X, dans les Poésies mêlées, le conte intitulé l’Abbé Desfontaines et le Ramoneur.
  5. Nom de famille de l’ex-jésuite Desfontaines.
  6. Trublet (Nicolas-Charles-Joseph), né à Saint-Malo en 1697, mort en 1770, avait été reçu à l’Académie française en 1761, après bien des refus. De 1736 à 1739 il travaillait au Journal des Savants ; en 1760 il travaillait, avec les abbés Dinouart et Jouannet ou Joannet (voyez tome XXIV, page 129), au Journal ecclésiastique, que l’on cite aussi sous le titre de Journal chrétien, et qui, commencé en octobre 1760, existait encore en juillet 1792. (B.)