Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 880

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 495-496).
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880. — À M. DE MAUPERTUIS.
Cirey, le 15 juin.

En vérité, monsieur le chevalier Isaac, quand on veut bien rassembler toutes les preuves contre les tourbillons, on doit être bien honteux d’être cartésien.

Comment ose-t-on l’être encore ? Je vous avoue que j’avais cru que vous rompriez le charme ; mais j’ai peur que nos Français n’en sachent pas assez pour être détrompés.

Vous avez bien raison de me dire que ce zodiaque nouveau, et cette hypothèse de Fatio et de Gassini, ne s’accordent pas avec mes principes ; aussi ce morceau n’est point du tout de moi[1].

Voici le fait : j’étais malade ; je voulais changer beaucoup mon ouvrage, et gagner du temps ; les libraires, impatients, ont fait achever les deux derniers chapitres par un mathématicien à gages qui leur a donné tout crus de vieux mémoires académiques. Cela produit nouvel embarras, nouvelles tracasseries, et la douceur de notre retraite en est troublée.

Autre anecdote. Il y a un an qu’ayant des doutes que j’ai encore sur l’exactitude des rapports des couleurs et des tons de la musique, ayant ouï dire que le Père Castel travaillait sur cette matière, et imaginant que ce jésuite était newtonien, je lui écrivis. Je lui demandai des éclaircissements que je n’eus point. Nous fûmes quelque temps en commerce : il me parla de son Clavecin des couleurs ; j’en dis un mot dans mes Éléments d’optique ; je lui envoyai même le morceau[2]. Vous serez peut-être surpris que, dans la quinzaine, ce bon homme imprima contre moi, dans le Mercure de Trévoux, les choses les plus insultantes et les plus cruelles.

Cependant les libraires de Hollande, sans que je le sache, ont imprimé mon ouvrage et ses louanges ; et ce misérable fou se trouve loué par moi après m’avoir insulté. Quand on est loin, qu’on imprime en Hollande, et qu’on a affaire à Paris, il n’en peut résulter que des contre-temps. J’ai su depuis que ce fou de la géométrie est votre ennemi déclaré.

Autre anecdote littéraire. Un abbé étant venu demander à un des juges des nouvelles du Mémoire sur le Feu, n° vii, ce juge fit entendre qu’il approuvait fort ce mémoire, et que, si on l’avait cru, il eût été couronné ; cependant je sais très-bien que c’était vous qui eûtes quelque bonté pour cet ouvrage[3]. Je dois quelque chose aux discours polis de ce juge ; mais je dois tout à votre bonne volonté. Je vous avoue que je suis plus aise d’avoir eu votre suffrage que si j’avais eu toutes les voix, hors la vôtre.

Mme  du Châtelet veut bien consentir à se découvrir à l’Académie, pourvu que l’Académie, en imprimant son Essai[4], et en l’approuvant, n’en nomme pas l’auteur. Pour moi, je renonce à cette gloire ; je ne connais que celle de votre amitié. Vous m’avouerez que l’événement est singulier. Il est bien cruel que de maudits tourbillons l’aient emporté sur votre élève.

Nous nous flattons que vous informerez Cirey de votre santé et de vos occupations. On ne peut se porter plus mal que je ne fais ; je serai bientôt obligé de renoncer à toute étude, mais je ne renoncerai qu’avec la vie à mon amitié, à ma reconnaissance, à mon admiration pour vous.

  1. Il s’agit du chapitre xxiv des éditions de 1738 des Éléments de la Philosophie de Newton. Ce morceau était un de ceux qu’avait fabriqués le mathématicien hollandais dont Beuchot a parlé, tome XXII, page 397, et que, par cette raison, nous n’avons pas donné en variantes.
  2. C’est le chapitre xiv, que nous avons donné dans la note, tome XXII, pages 503 et suiv.
  3. Voyez ce Mémoire ou Essai sur la Nature du feu, tome XXII, page 279.
  4. Voyez, tome XXIII, page 65, le Mémoire de Voltaire sur cet ouvrage de Mme  du Châtelet.