Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 885

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 504-507).
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885. — À M. R***[1].
À Cirey, ce 20 juin 1738.

Quelques affaires indispensables m’empêchèrent de vous répondre, monsieur, le dernier ordinaire, au sujet de la démarche que le sieur Rousseau a faite à mon égard, et de l’ode qu’il m’envoie. Quant à son ode, je ne peux que vous répéter ce que je vous en ai déjà dit ; et les avances de réconciliation qu’il me fait ne me feront point trouver cette ode comparable à ses premières. Omnia tempus habent. L’état où il est n’est plus pour lui le temps des odes.

Solve senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum
[2].

Ceux qui ont dit que les vers étaient, comme l’amour, le partage de la jeunesse, ont eu raison. On peut étendre loin cette jeunesse. Je ne dirai pas avec M. Gresset que, passé trente ans, on ne doit plus faire de vers ; au contraire, ce n’est guère qu’à cet âge qu’on en fait ordinairement de bons. Voyez tous les exemples qu’en apporte M. l’abbé Dubos, dans son livre très-instructif de la poésie et de la peinture. Racine avait environ trente ans quand il fit son Andromaque : Corneille fit le Cid à trente-cinq. Virgile entreprit l’Énéide à quarante ans. Je pense donc à peu près comme l’Arioste, qui parle ainsi aux dames pour lesquelles il composa ses admirables rêveries d’Orlando furioso.

Sol la prima lanuggine vi essorto,
Tuffa a fugir, volubile e incostante ;
E corre i frutti non acerbi e duri,
Ma che non sien pero troppo maturi.

Il en est à peu près ainsi des poètes : il faut qu’ils ne soient ne troppo duri, ne troppo maturi. J’ai commencé la Henriade à vingt ans : elle vaudrait mieux si je ne l’avais commencée qu’à trente-cinq. Mais si je fais un poëme épique à soixante ans, je vous réponds qu’il sera pitoyable. On peut être pape et empereur dans la plus extrême vieillesse, mais non pas poëte.

Aussi, étant parvenu à l’âge de quarante-trois ans, je renonce déjà à la poésie. La vie est trop courte, et l’esprit de l’homme trop destiné à s’instruire sérieusement pour consumer tout son temps à chercher des sons et des rimes, Virgile exprime ses regrets d’ignorer la physique.

Me vero primum dulces ante oinnia musae[3].
· · · · · · · · · · · · · · ·
Accipiant, cœlique vias et sidéra monstrent,
Defectus solis varios lunæque labores ;
Unde tremor terris, qua vi maria alta dehiscant ;
Quid tantum Oceano properent se tingere soles
Hiberni, vel quæ tardis mora noctibus obstet.
Etc.

Notre La Fontaine a imité cet endroit de Virgile :

Quand pourront les neuf sœurs, loin des cours et des villes[4]
M’occuper tout entier, et m’apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes ? etc.

Ce que Virgile et La Fontaine regrettaient, je l’étudié. La connaissance de la nature, l’étude de l’histoire, partagent mon temps. C’est assez d’avoir cultivé vingt-trois ans la poésie, et je conseillerais à tous ceux qui auront consacré leur printemps à cet art difficile et agréable, de donner leur automne et leur hiver à des choses plus faciles, non moins séduisantes, et qu’il est honteux d’ignorer. Il y a longtemps que j’ai été frappé de cette complication de fautes, où tomba Boileau, lorsque, dans un trait de satire très-injuste et très-mal placé, il dit :

Que, l’astrolabe en main, un autre aille chercher
Si le soleil est fixe, ou tourne sur son axe.

Le commentateur qui a voulu excuser cette faute devait se faire informer qu’en aucun sens l’astrolabe ne peut servira faire voir si le soleil est fixe ou non. Et je répéterai ici que Despréaux eût mieux fait d’apprendre au moins la sphère que de vouloir se moquer d’une dame respectable, qui savait ce qu’il ignorait. En voilà beaucoup à propos de poésie, mais je suis comme un amant qui se plaît encore à parler de la maîtresse qu’il a quittée.

Venons à un point plus important, car il s’agit de morale. La démarche du sieur Rousseau envers moi, et sa modération tardive, ne peuvent me satisfaire ; il ne peut encore être content lui-même, s’il se repent en effet de sa conduite passée. On ne doit rien faire à demi. Il parle d’humilité chrétienne et de devoirs, à la vue du tombeau, dont sa dernière maladie l’a approché ; nous sommes tous sur le bord du tombeau : un jour plus tôt, un jour plus tard, ce n’est pas grande différence.

Ce n’est point d’ailleurs la crainte de la mort qui doit nous rendre justes, c’est l’amour de la justice même. S’il est vrai qu’en effet il veuille être vertueux, que sa première démarche soit de désavouer les choses calomnieuses qu’il a débitées contre moi dans le journal de la Bibliothèque française[5]. Il sait en conscience qu’il est faux que j’aie jamais parlé de lui à M. le duc d’Aremberg, et la lettre et l’indignation de M. d’Aremberg en ont été des démonstrations assez convaincantes. Il sait que la petite histoire d’un prétendu ami à qui j’ai récité, dit-il, une épître impie chez un ambassadeur, il y a vingt ans, est un conte entièrement imaginé. Il sait que jamais je ne lui ai récité cette prétendue épître dont il parle. Il sait que jamais il ne m’a dit les choses qu’il prétend m’avoir dites au sujet de la Henriade.

S’il veut donc se réconcilier de bonne foi, il faut qu’il avoue que la chaleur de sa colère lui a grossi les objets, et a trompé sa mémoire ; qu’il a cru les brouillons qui ont réussi à nous rendre ennemis, et à nous faire le jouet des lecteurs. Il doit savoir, par soixante ans d’expérience, que le mal qu’on dit d’autrui ne produit que du mal. En un mot, étant l’agresseur envers moi, comme il l’a été envers tant de personnes qui ont plus de mérite que moi, m’ayant publiquement attaqué, il doit publiquement me rendre justice. C’est moi qui lui ai donné l’exemple, il doit le suivre. J’ai recommandé, il y a un an, aux sieurs Ledet et Desbordes de retrancher de la belle édition qu’ils font de mes ouvrages les notes diffamantes qui se trouvaient contre mon ennemi ; il ne reste qu’une épître sur la calomnie où il est cruellement traité. Je suis prêt de changer ce qui le regarde dans cet ouvrage, s’il veut, par une réparation publique, réparer tout le passé.

Il dit dans la lettre que vous m’envoyez que je lui ai fait faire depuis peu des compliments injurieux. Je puis l’assurer qu’il n’en est rien. Je ne suis pas accoutumé à me déguiser avec lui. Il doit songer que plusieurs de ceux dont il s’est attiré justement la haine vivent encore ; que d’autres ont laissé des enfants qui ne lui pardonneront jamais ; que tant qu’il respirera il aura des ennemis qu’il a rendus implacables ; il doit savoir que ces ennemis ont renversé toutes les batteries qu’on avait dressées pour le faire revenir en France. Il m’impute souvent des choses qu’il ne doit attribuer qu’à leur animosité éternelle. Pour moi, je sais me venger, et je sais pardonner quand il le faut. Voilà mes sentiments, monsieur ; vous pouvez en instruire la personne qui vous a remis son ode et sa lettre. Vous pouvez faire de ma lettre l’usage que vous croirez convenable au bien de la paix, etc., etc.

  1. Il n’y a que cette initiale dans la Bibliothèque française, tome XXVIII, pages 132-137, d’où j’ai extrait cette lettre. Il parait que l’initiale R désigne M. Roch ou Roques, qui avait envoyé à Voltaire l’ode de J.-B. Rousseau sur sa paralysie. (B.)
  2. Horace, I, ép. i, v. 8-9.
  3. Georg., II, 475 et suiv.
  4. Livre XI, fable iv.
  5. Tome XXIII, page 138.