Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 891

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Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 512-514).
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891. — À M. PITOT,
de l’académie des sciences.
Juillet.

En vous remerciant, mon très-cher et très-éclairé philosophe, de toutes les nouvelles que vous me mandez de l’Académie et de Quito. En vérité voilà un nouveau monde découvert par les nouveaux Colombs de votre Académie ; mais je ne pense pas que ces arcs-en-ciel, dont vous me parlez, soient de vrais arcs-en-ciel ; ce sont, je crois, plutôt des phénomènes semblables à ceux des anneaux concentriques découverts par Newton, et formés entre deux verres. C’est de cette nature que sont les halo et les couronnes ; et il y en a depuis dix degrés jusqu’à quatre-vingt-dix. Nous ne voyons ces couronnes que dans un air calme et épais ; ce qui ressemble assez aux brouillards des montagnes de Quito : car je gagerais qu’il ne faisait point de vent quand ces messieurs[1] voyaient dans les nues leur image entourée d’une auréole de saint.

Les Espagnols qui auront vu cela prendront vos académiciens pour des gens à miracles. À l’égard de notre Europe, je vous supplie de bien remercier l’illustre M. de Réaumur de ses politesses. S’il avait su de quoi il était question, n’aurait-il pas poussé sa politesse jusqu’à donner le prix à Mme du Châtelet ? En vérité, la philosophie n’eût eu rien à reprocher à la galanterie. Le Mémoire[2] de cette dame singulière ne vaut-il pas bien des tourbillons ? Elle lui a écrit, et lui a fait sa confession.

Quant à mon Mémoire, ayez la bonté d’être persuadé que, si j’ai eu le malheur de m’exprimer assez obscurément pour faire croire que j’accordais au feu un mouvement essentiel non imprimé, je suis bien loin de penser ainsi. Personne n’est plus convaincu que moi que le mouvement est donné à la matière par celui qui l’a créée.

Si messieurs de l’Académie jugent qu’il faille imprimer mon Mémoire, pour constater que Mme du Châtelet a fait le sien sans aucun secours, cette seule raison peut me déterminer à le faire imprimer. On y verra (par la différence des sentiments) que Mme du Châtelet n’a pu rien prendre de moi. Je remets tout cela entre les mains de M. de Réaumur.

J’ai fait tenir à bon compte vingt pistoles à M. Cousin. Je lui ai recommandé d’aller un peu à l’Observatoire apprendre à opérer. Il ne sait point, dit-on, d’astronomie ; qu’il ne s’en effarouche pas. L’astronomie est un jeu pour un mathématicien, et on peut tracer une méridienne sans être un Cassini. Le grand point est de se familiariser avec les instruments ; il faut instruire ses mains ; les livres instruiront son esprit.

À propos, j’oubliais la terrible expérience du mercure baissant si prodigieusement à la montagne de Quito. De combien baisset-il au Pic de Ténériffe ? J’ai bien peur que nous n’ayons pas, à beaucoup près, les quinze lieues d’atmosphère qu’on donnait libéralement à notre chétif globe.

Comptez, monsieur, que vous êtes sur ce globe un des hommes que j’estime et que j’aime le plus. Mille amitiés à la compagne[3] aimable du philosophe.

P. S. Vous avez reçu une lettre d’une dame qui entend assez la philosophie newtonienne pour souhaiter que la gravitation pût rendre raison du mouvement journalier des planètes ; mais les dames sont comme les rois, elles veulent quelquefois l’impossible.

  1. La Condamine, Bouguer et Godin.
  2. Voyez tome XXIII, page 65.
  3. Mme Pitot.