Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 936
Quoi ! des bords du sombre Elysée,
Ta débile et mourante voix,
Par les souffrances épuisée,
S’élève encor, chantant pour moi !
Jusque sur la fatale rade
J’entends tes sons harmonieux ;
Voltaire, ta muse malade
Vaut cent poëtes vigoureux.
De notre moderne Parnasse
Et le Virgile et le Lucrèce,
Et l’Euclide et le Varignon,
Reviens briller sur l’horizon ;
Et, par ta science profonde,
Éclairer les yeux éblouis
Des ignorants peuples du monde,
Lâchement aux erreurs soumis.
C’est l’humanité qui t’inspire :
Elle préside à tes écrits ;
Puisse-t-elle sous son empire
Ranger enfin tous les esprits !
Au moins ne vous imaginez point que j’écris ces vers pour entrer en lice avec vous. Je vous réponds en bégayant dans une langue qu’il n’appartient qu’aux dieux et aux Voltaires de parler. Vous augmentez tous les jours mes appréhensions par l’état chancelant de votre santé. Si le destin qui gouverne le monde n’a pas pu unir tous les talents de l’esprit que vous possédez à un corps robuste et sain, comment ne nous arriverait-il point, à nous autres mortels, de commettre des fautes ?
J’ai reçu de Paris l’Épître sur la Modération, changée et augmentée. Ce qui m’a beaucoup plu, entre autres, c’est la description allégorique de Cirey. La pièce a beaucoup gagné à la correction, et je vous avouerai que ce médecin qui vient, s’assied, et s’endort, ne me plaisait point. Ce chien[1] qui meurt en léchant la main de son maître n’est-il pas un peu trop bas ? N’y a-t-il pas là quelque chose qui est au-dessous des beautés dont cette épître fourmille d’ailleurs ? Je vous expose mes sentiments, moins pour être critique que pour me former le goût ; ayez la bonté d’y répondre, et de me dire les vôtres.
Mérope, à en juger par les corrections que vous y avez faites, doit être une pièce achevée. Je n’y ai d’autre part que celle qu’avait le peuple d’Athènes aux ouvrages de Phidias, et la servante de Molière à ses comédies. J’ai deviné les endroits que vous corrigeriez. Vous les avez non-seulement retouchés, mais vous en avez encore reformé que je n’ai pu apercevoir. Je vous suis infiniment obligé de ce que vous voulez mettre mon nom à la tête de ce bel ouvrage ; j’aurai le sort d’Atticus, qui fut immortalisé par les lettres que Cicéron lui adressait.
Thieriot m’a envoyé la Philosophie de Newton, de l’édition de Londres ; je l’ai parcourue, mais je la relirai encore à tête reposée. De la manière dont vous m’expliquez le négoce des libraires de Hollande, il n’est pas étonnant que S’Gravesande se soit gendarmé contre votre traduction.
Ne vous paraît-il pas qu’il y ait tout autant d’incertitudes en physique qu’en métaphysique ? Je me vois environné de doutes de tous les côtés ; et, croyant tenir des vérités, je les examine, et je reconnais le fondement frivole de mon jugement. Les vérités mathématiques n’en sont point exemptes, ne vous en déplaise ; et, lorsqu’on examine bien le pour et le contre des propositions, on trouve même incertitude à se déterminer ; en un mot, je crois qu’il n’y a que très-peu de vérités évidentes.
Ces considérations m’ont mené à exposer mes sentiments sur l’erreur ; je l’ai fait en forme de dialogue[2]. ! Mon but est de montrer que les sentiments différents des hommes, soit en philosophie ou en religion, ne doivent jamais aliéner en eux les liens de l’amitié et de l’humanité. Il m’a fallu prouver que l’erreur était innocente : c’est ce que j’ai fait. J’ai même poussé outre, et j’ai fait apercevoir qu’une erreur qui vient de ce qu’on cherche la vérité, et de ce qu’on ne peut pas l’apercevoir, doit être louable. Vous en jugerez mieux vous-même quand vous l’aurez lu ; c’est pour cet effet que je l’expose à votre critique.
Je crois qu’il ne serait point séant d’entamer à présent l’affaire de Beringen. Nous sommes ici de jour à autre en attente de ce qui doit arriver. Vous comprenez bien que, lorsqu’on s’occupe de préparatifs d’une guerre très-sérieuse, on ne pense guère à autre chose. Je serais donc d’avis qu’il faut attendre que cette filasse soit débrouillée : cela ne durera que peu de temps, vu la situation des affaires, et, lorsque nous serons en possession de ces duchés, il sera bien plus naturel de chercher à s’arrondir et à faire des acquisitions, comme celle de la seigneurie de Beringen. Alors mes projets pourraient avoir lieu, à cause que le roi, se trouvant dans son pays, pourrait aller lui-même pour voir si une acquisition pareille serait à sa bienséance. Je m’en rapporte d’ailleurs à ma dernière lettre[3] où je vous ai détaillé plus au long jusqu’où allaient mes espérances, et de quelle manière je me flattais de vous voir.
Thieriot doit être à présent à Cirey[4] ; il n’y aura donc que moi qui n’y serai jamais ! Ma curiosité est bien grande pour savoir ce que vous aurez répondu à Mme de Brandt[5] ; tout ce que j’en sais, c’est qu’il y a des vers contenus dans votre réponse ; je vous prie de me les communiquer.
La marquise aura autant de plumes[6] qu’elle en cassera : je me fais fort de les lui fournir. J’ai déjà fait écrire en Prusse pour en avoir, et pour ajouter ce qui pourrait être omis à l’encrier. Assurez cette unique marquise de mes attentions et de mon estime.
Je suis à jamais, et plus que vous ne pouvez le croire, votre très-fidèle ami,
- ↑ Voyez, tome IX, le vingtième vers du quatrième Discours sur la Modération.
- ↑ Ce dialogue est intitulé Dissertation sur l’innocence des erreurs de l’esprit.
- ↑ Celle du 14 septembre.
- ↑ Thieriot, dit M. Decroi. (Mémoires de Longchamp, tome II, page 427) arriva à Cirey à la fin de septembre 1738, et y passa une partie du mois d’octobre. « De retour chez lui, en déployant son bagage, il fut fort surpris d’y trouver un rouleau de cinquante louis qu’on y avait glisse à son insu. » Thieriot ne s’en souvint plus à la fin de 1738, lorsque son digne ami Desfontaines publia la Voltairomanie. (Cl.)
- ↑ Cette dame est citée plus haut, lettre 877.
- ↑ Il s’agit d’une plume d’ambre envoyée à Mme du Châtelet, et qu’elle avait cassée. (K.)