Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 952

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Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 29-32).
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952. — À M. L’ABBÉ DUBOS[1].
À Cirey, le 30 octobre.

Il y a déjà longtemps, monsieur, que je vous suis attaché par la plus forte estime ; je vais l’être par la reconnaissance. Je ne vous répéterai point ici que vos livres doivent être le bréviaire des gens de lettres, que vous êtes l’écrivain le plus utile et le plus judicieux que je connaisse ; je suis si charmé de voir que vous êtes le plus obligeant que je suis tout occupé de cette dernière idée.

Il y a longtemps que j’ai assemblé quelques matériaux pour faire l’histoire du siècle de Louis XIV. Ce n’est point simplement la vie de ce prince que j’écris, ce ne sont point les annales de son règne, c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain, puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain.

Cet ouvrage est divisé en chapitres ; il y en a vingt environ destinés à l’histoire générale : ce sont vingt tableaux des grands événements du temps. Les principaux personnages sont sur le devant de la toile ; la foule est dans l’enfoncement. Malheur aux détails ! la postérité les néglige tous : c’est une vermine qui tue les grands ouvrages. Ce qui caractérise le siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années, c’est là ce que je veux écrire aujourd’hui.

Il y a un chapitre pour la vie privée de Louis XIV ; deux pour les grands changements faits dans la police du royaume, dans le commerce, dans les finances ; deux pour le gouvernement ecclésiastique, dans lequel la révocation de l’Édit de Nantes et l’affaire de la Régale sont comprises ; cinq ou six pour l’histoire des arts, à commencer par Descartes et à finir par Rameau.

Je n’ai d’autres mémoires, pour l’histoire générale, qu’environ deux cents volumes de mémoires imprimés que tout le monde connaît ; il ne s’agit que de former un corps bien proportionné de tous ces membres épars, et de peindre avec des couleurs vraies, mais d’un trait, ce que Larrey, Limiers, Lamberti, Roussel, etc., etc., falsifient et délayent dans des volumes.

J’ai pour la vie privée de Louis XIV les Mémoires du marquis de Dangeau, en quarante[2] volumes, dont j’ai extrait quarante pages ; j’ai ce que j’ai entendu dire à de vieux courtisans, valets grands seigneurs, et autres, et je rapporte les faits dans lesquels ils s’accordent. J’abandonne le reste aux faiseurs de conversations et d’anecdotes. J’ai un extrait de la fameuse lettre[3] du roi au sujet de M. de Barbésieux, dont il marque tous les défauts auxquels il pardonne en faveur des services du père : ce qui caractérise Louis XIV bien mieux que les flatteries de Pellisson.

Je suis assez instruit de l’aventure de l’homme au masque de fer[4], mort à la Bastille. J’ai parlé à des gens qui l’ont servi.

Il y a une espèce de mémorial[5], écrit de la main de Louis XIV, qui doit être dans le cabinet de Louis XV. M. Hardion le connaît sans doute ; mais je n’ose en demander communication.

Sur les affaires de l’Église, j’ai tout le fatras des injures de parti, et je tâcherai d’extraire une once de miel de l’absinthe des Jurieu, des Quesnel, des Doucin, etc.

Pour le dedans du royaume, j’examine les mémoires des intendants, et les bons livres qu’on a sur cette matière. M. l’abbé de Saint-Pierre a fait un journal[6] politique de Louis XIV, que je voudrais bien qu’il me confiât. Je ne sais s’il fera cet acte de bienfaisance[7] pour gagner le paradis.

À l’égard des arts et des sciences, il n’est question, je crois, que de tracer la marche de l’esprit humain en philosophie, en éloquence, en poésie, en critique ; de marquer les progrès de la peinture, de la sculpture, de la musique, de l’orfèvrerie, des manufactures de tapisserie, de glaces, d’étoffes d’or, de l’horlogerie. Je ne veux que peindre, chemin faisant, les génies qui ont excellé dans ces parties. Dieu me préserve d’employer trois cents pages à l’hstoire de Gassendi ! La vie est trop courte, le temps trop précieux, pour dire des choses inutiles.

En un mot, monsieur, vous voyez mon plan mieux que je ne pourrais vous le dessiner. Je ne me presse point d’élever mon bâtiment :

· · · · · · · · · · · · · · · Pendent opera interrupta, minæque
Murorum ingentes
· · · · · · · · · · · · · · ·


Si vous daignez me conduire, je pourrai dire alors :

· · · · · · · · · · · · · · · Equataque machina cœlo.

(Ænid., lib. IV, v. 88.)

Voyez ce que vous pouvez faire pour moi, pour la vérité, pour un siècle qui vous compte parmi ses ornements.

À qui daignerez-vous communiquer vos lumières, si ce n’est à un homme qui aime sa patrie et la vérité, et qui ne cherche à écrire l’histoire ni en flatteur, ni en panégyriste, ni en gazetier, mais en philosophe ? Celui qui a si bien débrouillé le chaos de l’origine des Français m’aidera sans doute à répandre la lumière sur les plus beaux jours de la France. Songez, monsieur, que vous rendrez service à votre disciple et à votre admirateur.

Je serai toute ma vie, avec autant de reconnaissance que d’estime, etc.

  1. Sur l’abbé Dubos, voyez tome XIV, page 66. cette lettre fut imprimée en 1739, in-12 de 6 pages, mais défigurée par de grossières fautes ; ce n’est pas sans raison que Voltaire s’en plaint dans sa lettre à Berger classée après le 28 avril 1739.
  2. Voyez, tome XXVIII, les Réflexions sur les Mémoires de Dangeau, etc.
  3. Voyez tome XIV, page 492.
  4. Voyez tome XIV, page 427 ; et tome XVII, page 204.
  5. Ce que Voltaire appelle Mémorial est sans doute ce que les éditeurs des Œuvres de Louis XIV, 1806, six volumes in-8o, ont intitulé Mémoires historiques.
  6. Les Annales politiques, par l’abbé de Saint-Pierre, dont la première édition est de 1757, deux volumes in-8o.
  7. On fait communément honneur de ce mot à l’abbé de Saint-Pierre ; mais Palissot, dans ses Mémoires, dit que c’est Balzac qui est le créateur du mot bienfaisance. (B.)