Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 959

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Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 38-40).
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959. — À M. DE FORMOMT.
À Cirey, le 11 novembre.

Est-il vrai, cher Formont, que ta muse charmante,
Du dieu qui nous inspire interprète éclatante,
Vient, par les sons hardis de tes nouveaux concerts,
De confondre à jamais ces ennemis des vers.
Qui, hérissés d’algèbre et bouffis de problèmes,
Au monde épouvanté parlent par théorèmes ;
Observant, calculant, mais ne sentant jamais ?
Ces Atlas, qui des cieux semblent porter le faix,
Ne baissent point les yeux vers les fleurs de la terre,
Aux douceurs de la vie ils déclarent la guerre.
Jadis, en façonnant ce peuple raisonneur,
Prométhée oublia de leur donner un cœur.
On dit que de tes chants le pouvoir invincible
Donne aujourd’hui la vie à leur masse insensible ;
Ils sentent le plaisir qui nait d’un vers heureux ;
C’est un sens tout nouveau que tu produis en eux.
Quand verrai-je ces vers, enfants de ton génie,
Ces vers où la raison parle avec harmonie ?

Ils sont faits pour charmer les beaux lieux où je suis.
Du jardin d’Apollon nous cueillons tous les fruits ;
Newton est notre maître, et Milton nous délasse ;
Nous combattons Malbranche, et relisons Horace.
Ajoute un nouveau charme à nos plaisirs divers.
Heureux le philosophe épris de l’art des vers ;
Mais heureux le poëte épris de la science !
Les mots ne bornent point sa vive intelligence ;
Des mouvements du ciel il dévoile le cours,
Il suit l’astre des nuits et le flambeau des jours ;
Loin des sentiers étroits de la Grèce aveuglée,
Son esprit monte aux cieux qu’entr’ouvrit Galilée ;
Il connaît, il admire un univers nouveau.
On ne le verra point, sur les pas de Boileau,
Douter si le soleil tourne autour de son axe,
« Et, l’astrolabe en main chercher un parallaxe[1] »
Il attaque, il détrône, il enchaîne en beaux vers
Les affreux préjugés, tyrans de l’univers.
Je connais le poëte à ces marques sublimes,
Non dans un alphabet de pédantesques rimes,
Non dans ces vers forcés, surchargés d’un vieux mot,
Où l’auteur nous ennuie en phrases de Marot[2].
De ce style emprunté tu proscris la bassesse.
Qui pense hautement s’exprime avec noblesse ;
Et le sage Formont laisse aux esprits mal faits
L’art de moraliser du ton de Rabelais[3].

Nardi parvus onyx eliciet cadum.

(Hor., lib. IV, od. xii, v. 17.)

Envoyez-nous donc, mon cher philosophe-poëte, votre belle épître. À qui la donnerez-vous, si vous la refusez à la divinité de Cirey ? Vous savez combien Mme du Châtelet aime votre esprit ; vous savez si elle est digne de voir vos ouvrages ; pour moi, je demande, au nom de l’amitié, ce qu’elle a droit d’exiger de l’estime que vous avez pour elle. Nous sommes bien loin d’abandonner ici la poésie pour les mathématiques ; nous nous souvenons que c’est Virgile qui disait :

Nos vero dulces teneant ante omnia musæ ;
Defectus solis varios… et sidéra monstrent.

(Georg., lib. II, v. 475 à 478.)

Ce n’est pas dans cette heureuse solitude qu’on est assez barbare pour mépriser aucun art ; c’est un étrange rétrécissement d’esprit que d’aimer une science pour haïr toutes les autres ; il faut laisser ce fanatisme à ceux qui croient qu’on ne peut plaire à Dieu que dans leur secte ; on peut donner des préférences, mais pourquoi des exclusions ? La nature nous a donné si peu de portes par où le plaisir et l’instruction peuvent entrer dans nos âmes ; faudra-t-il n’en ouvrir qu’une ? Vous êtes un bel exemple du contraire, car qui raisonne plus juste, et qui écrit avec plus de grâce que vous ? Vous trouvez encore du temps de reste pour passer du temple de la poésie et de la métaphysique à celui de Plutus, et je vous en fais mon compliment. Vous avez dit comme Horace :

Det vitam, det opes ; æquum mi animum ipse parabo.

(Lib. I, ep. xviii, v. 112.)

Je vois que vos nouvelles occupations ne vous ont point enlevé à la littérature ; qu’elles ne vous enlèvent donc point à vos amis ; écrivez un petit mot, et envoyez l’épître. Vous voyez sans doute souvent Mme du Deffant ; elle m’oublie, comme de raison, et moi, je me souviens toujours d’elle ; j’en ferai une ingrate, je lui serai toujours attaché. Quand vous souperez avec le philosophe baylien, M. des Alleurs l’aîné[4] et avec son frère le philosophe mondain, buvez à ma santé avec eux, je vous prie. Est-il vrai que votre épître est adressée à M. l’abbé de Rothelin ? Il le mérite ; il a la critique très-juste et très-fine ; je vous prierais de lui présenter mes très-humbles compliments, si je ne me regardais comme un peu trop profane. Adieu, mon cher ami, que j’aimerai toujours. Mme du Châtelet vous renouvelle les assurances de son estime et de son amitié, et joint ses prières aux miennes.

  1. Boileau, ép. V, v. 28.
  2. Allusion à J.-B. Rousseau.
  3. Les trois derniers hémistiches se retrouvent dans les variantes du septième
    Discours sur l’Homme.
  4. Roland Puchot des Alleurs ; voyez les lettres 143 et 967.