Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 991

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Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 75-76).
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991. — À M. DE MAUPERTUIS.
À Cirey, le 20 décembre.

Sir Isaac, Mme la marquise du Châtelet, et moi indigne, nous sommes si attachés à ce qui a du rapport à votre mesure de la terre et à votre voyage au pôle, nous sommes d’ailleurs si éloignés des mœurs de Paris, que nous regardons votre Lapone[1] trompée comme notre compatriote. Nous proposerions bien qu’on mît, en faveur de cette tendre Hyperboréenne, une taxe sur tous ceux qui ne croient pas la terre aplatie ; mais nous n’osons exiger de contributions de nos ennemis. Demandons seulement des secours à nos frères. Faisons une petite quête. Ne trouverons-nous point quelques cœurs généreux que votre exemple et celui de Mme Clairaut[2] auront touchés ? Mme du Châtelet, qui n’est pas riche, donne cinquante livres ; moi, qui suis bien moins bon philosophe qu’elle, et pas si riche, mais qui n’ai point de grande maison à gouverner, je prends la liberté de donner cent francs. Voilà donc cinquante écus qu’on vous apporte ; que quelqu’un de vous tienne la bourse, et je parie que vous faites mille écus en peu de jours. Cette petite collecte est digne d’être à la suite de vos observations ; et la morale des Français leur fera autant d’honneur, dans le Nord, que leur physique.

Le Nord est fécond en infortunes amoureuses, depuis l’aventure de Calisto. Si Jupiter avait eu mille écus, je suis persuadé que Calisto n’eût point été changée en ourse.

Pour encourager les âmes dévotes à réparer les torts de l’amour, je serais d’avis qu’on quêtât à peu près en cette façon :

La voyageuse Académie
Recommande à l’humanité,
Comme à la tendre charité,
Un gros tendron de Laponie.
L’amour, qui fait tout son malheur,
De ses feux embrasa son cœur
Parmi les glaces de Bothnie.
Certain Français la séduisit :
Cette erreur est trop ordinaire,
Et c’est la seule que l’on fit
En allant au cercle polaire.
Français, montrez-vous aujourd’hui
Aussi généreux qu’infidèles ;
S’il est doux de tromper les belles,
Il est doux d’être leur appui.
Que les Lapons, sur leur rivage,
Puissent dire dans tous les temps :
Tous les Français sont bienfaisants ;
Nous n’en avons vu qu’un volage.

Vous me direz que cela est trop long ; il n’y a qu’à l’exprimer en algèbre.

Adieu ; je n’ai point d’expression pour vous dire combien mon cœur et mon esprit sont les très-humbles serviteurs et admirateurs du vôtre.

Mme du Châtelet, seule digne de vous écrire, ne vous écrit point, je crois, cet ordinaire.

Voltaire.

N. B. Je vous supplie d’écrire toujours français par un a, car l’Académie française l’écrit par un o.

  1. Cette Lapone avait une sœur avec elle, et leur nom était Plaiscont. Voltaire, dans une lettre de mars 1754, à d’Arg'ns parle de la quête faite par Maupertuis en faveur de ces deux habitantes de la zone glaciale.
  2. Mère du jeune académicien Clairaut, déjà cité plusieurs fois. Voyez plus bas une lettre de Voltaire à Frédéric, du commencement de novembre 1739.