Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1035

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 130-131).

1035. — À M. L’ABBÉ D’OLIVET.
À Cirey, ce 19 janvier.

Vous me faites goûter un plaisir bien rare, mon ancien maître, mon cher ami toujours mon maître ; vous devriez bien écrire plus souvent. Vous devriez plutôt venir prendre une cellule dans le couvent, ou plutôt dans le palais de Cirey, Celle que vient de quitter Archimède-Maupertuis[1] serait très-bien occupée par Quintilien-d’Olivet. Vous verriez si la masse multipliée par le carré de la vitesse, ou si les cubes des distances des planètes font oublier les Tusculanes, et si Locke fait négliger Virgile ; vous verriez si l’histoire est méprisée. Vous passez volontiers vos hivers hors de Paris. Si vous allez en Franche-Comté, souvenez-vous que Cirey est précisément sur la plus belle route.

Ne vous imaginez pas que la vie occupée et délicieuse de Cirey, au milieu de la plus grande magnificence et de la meilleure chère, et des meilleurs livres, et, ce qui vaut mieux, au milieu de l’amitié, soit troublée un seul instant par le croassement d’un scélérat qui fait, avec la voix enrouée du vieux Rousseau, un concert d’injures méprisées de tous les esprits, et détestées de tous les cœurs.

Pour punir l’abbé Desfontaines, je ne voudrais qu’une chose : lui démontrer que je n’ai pas plus de part que vous au Préservatif. L’auteur de cet écrit a fait usage de deux lettres que vous connaissez il y a longtemps : l’une, sur l’évêque de Cloyne, Berkeley, auteur de l’Alciphron, l’autre, sur l’affaire de Bicêtre. Une ou deux personnes ont aidé l’auteur à brocher ce Préservatif, qui n’est qu’une table des matières, et non point un ouvrage. J’en ai en main la preuve démonstrative, que je vous ferais voir si l’abbé Desfontaines, qui me doit la vie, qui pour toute reconnaissance m’a tant outragé, était capable de sentir son tort et de se corriger ; il ne faudrait pas d’autre réponse.

Mais, si j’en fais une, elle sera aussi modérée que son libelle est emporté, aussi fondée sur des faits que son écrit est bâti sur des calomnies, aussi touchante peut-être que ses ouvrages sont révoltants. Tout le mal de cette affaire, c’est que ce sont deux ou trois jours arrachés à l’étude ; amice, très dies perdidi. Je suis prêt à pleurer quand il faut consumer ainsi le temps destiné à l’amitié, à l’étude de la physique, aux corrections continuelles que je fais dans le poëme de la Henriade. dans l’Histoire de Charles XII, dans mes tragédies, dans tout ce que j’ai jamais écrit.

Que vous me seriez d’un grand secours, mon cher ami, si vous vouliez éclairer de votre sage critique ce que fait votre ancien disciple ! Je voudrais que ma plume et ma conduite, eussent en vous un ami attentif, un juge continuel. Vous savez par exemple, combien Rousseau m’a outragé depuis quinze ans ; avec quel acharnement il a poursuivi contre moi ses querelles commencées, il y a quarante ans, avec tant de gens de lettres. Il est à Paris, il demande grâce au parlement, aux Saurin, au public. Il ose s’adresser à Dieu même. J’ai de quoi le démasquer, j’ai de quoi le couvrir d’opprobre, de quoi remplir la mesure de ses crimes. Tenez, lisez ; la pièce est authentique, je vous l’envoie ; je pourrais la faire imprimer dans ma réponse, cependant je ne le fais pas. Je vous conjure de voir le Père Brumoi et vos autres amis. Si l’auteur de la Henriade leur déplaît, s’ils préfèrent des odes à un poëme épique, et des épigrammes à tous mes travaux, qu’ils préfèrent du moins ma modération à la rage éternelle de Rousseau, et ma franchise à son hypocrisie.

Vous, mon cher ami, aimez toujours un homme qui vous sera éternellement attaché. Je ne sais pourquoi M. Thieriot ne vous a pas montré la Mérope. Adieu ; je vous embrasse tendrement ; écrivez-moi, mandez-moi si vous voulez que je vous envoie mes drogues. Je ne vous écris point de ma main, étant assez malade.

  1. Maupertuis arriva à Cirey le 12 janvier ; il en partit le 10 pour aller voir Jean Bernouilli à Bâle. Clairaut l’accompagnait probablement dans ce voyage. (

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