Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1034

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 127-129).

1034. — À M. THIERIOT.
Le 19 janvier.

Je suis malade, je ne peux vous écrire moi-même. Je n’avais pas le temps, hier, de vous dire tout ; mais je ne dois vous laisser rien ignorer, et un ami a bien des droits. Croyez-moi, mon cher Thieriot, croyez-moi, je vous aime et je ne vous trompe point. Mme du Châtelet ne peut qu’être irritée tant que vous ne réparerez point, par des choses qui partent du cœur, la politique, l’inutile, l’outrageante lettre que je vous ai renvoyée par son ordre. Tout ce que vous m’avez écrit du 14 pour mal justifier cette lettre ostensible, et ce long et injurieux silence qui l’avait suivie, l’a indignée bien davantage : on n’écrit qu’à ses ennemis de ces lettres ostensibles où l’on craint de s’expliquer, où l’on parle à demi, où l’on élude, où l’on est froid.

Examinez vous-même la chose, je vous en conjure, et voyez combien il est indécent que vous paraissiez faire le politique avec Mme du Châtelet, quand elle vous écrit simplement et avec amitié. Vous me mettez en presse ; vous me réduisez à la nécessité de combattre ici pour vous contre ses ressentiments. Elle croit que vous me trahissez ; il faut que je lui jure le contraire. Elle se fâche, ses amis prennent son parti ; tout cela me rend malade, et un mot de vous eût prévenu tous ces combats.

Est-il possible, encore une fois, que quand nous avons ici dix lettres anciennes de vous, qui expliquent, qui détaillent tout le fait, toute l’horreur connue de l’abbé Desfontaines, vous affectiez aujourd’hui du mystère ? Où diable avez-vous pris d’écrire une lettre ostensible à Mme  du Châtelet ? une lettre publique ? La compromettre à ce point ! montrer, dites-vous, votre lettre à deux cents personnes ! à des gens de cour ! vous faire dire qu’il y a de la dignité dans cette lettre ! Vous, de la dignité ! à Mme du Châtelet ! Sentez-vous bien la force de ce terme ? Je vous parle vrai, parce que je suis votre ami. Votre lettre ostensible, dont on ne voulait point ; votre long silence, vos excuses, sont autant d’outrages à la bienséance, à l’amitié, et à Mme  du Châtelet. Est-il possible que, dans cette occasion, vous ayez pu consulter autre chose que votre cœur ? Voyez que de malentendus votre silence a causés ! Enfin tout ceci était bien simple. Vous avez été cité avec raison, et comme j’en ai droit, dans une lettre publique[1] ; vous vous trouvez entre votre ami et un monstre qui vous a mordu. Voudrez-vous fuir à la fois votre ami et ce monstre, de peur d’être mordu encore ? Je suis un homme de lettres, et vous un amateur ; j’ai de la réputation par mes travaux, et vous par votre goût ; l’abbé Desfontaines nous a souvent attaqués l’un et l’autre : il est clair qu’il y aurait la plus extrême lâcheté à l’un de nous deux d’abandonner l’autre, de tergiverser, de craindre un scélérat qui offense un ami ; il est clair qu’un silence de seize jours, en pareille occasion, est un outrage plus grand de la part d’un ami qu’un libelle n’est offensant de la part d’un coquin méprisé.

Voilà le point essentiel, voilà toute l’affaire, voilà ce qui a pensé faire prendre des résolutions extrêmes ; et enfin, quand au bout de seize jours vous m’écrivez, que voulez-vous qu’on pense, sinon que vous avez attendu que l’exécration publique contre Desfontaines vous forçat enfin de revenir à l’amitié ? C’est ce que je ne peux ôter de la tête de tout ce qui est ici, et il y a beaucoup de monde ; mais c’est ce que je ne pense point. Je vous l’ai dit, je vous l’ai redit, je vous aime, et je compte sur vous ; et c’est parce que je vous aime tendrement que je vous gronde très-sévèrement, et que je vous prie d’écrire comme par le passé, de rendre compte des petites commissions, de parler avec naïveté à Mme  du Châtelet, qui peut vous servir infiniment auprès du prince. L’afaire des souscriptions, si elle dure encore, est essentielle ; et votre honneur, votre devoir, je dis le devoir le plus sacré, est de les payer de mon argent, s’il s’en trouve. Cela a paru si essentiel à M. et à Mme  du Châtelet que vous les outrageriez en faisant sur cela la moindre représentation. Il ne faut rougir ni de faire son devoir, ni de promettre de le faire, surtout quand ce devoir est si aisé. À l’égard de la lettre que M. du Châtelet exige de vous, il sera très-piqué si vous ne l’écrivez pas : il la faut écrire ; pour moi, je la trouve inutile. Je vous la renverrai, et n’en ferai point usage ; mais il faut contenter M. et Mme  du Châtelet.

Tout le monde est indigné ici de l’exemple de dom Prévost[2], que vous citez toujours. Quand quelque dom Prévost aura refusé dix mille livres de pension d’un prince souverain[3], quand il aura donné quelquefois et partagé souvent le profit de ses ouvrages, quand il aura donné des pensions à plusieurs gens de lettres, quand il aura fait des ingrats et la Henriade, alors vous pourrez me citer dom Prévost. N’en parlons plus. Une lettre d’attachement à Mme  du Châtelet, de la vigueur, et des lettres fréquentes à votre intime ami Voltaire, et tout est effacé, tout est oublié. Mais plus de politique : elle n’est faite ni pour vous ni pour moi, et je ne connais et n’aime que la franchise. Voilà tout ce que je veux, et comptez que mon cœur est à vous pour jamais. Il est vrai, il est tendre, vous le connaissez ; adieu.

[4]J’ai dicté tout cela bien à la hâte ; j’ajoute qu’on nous écrit, dans le moment, que votre malheureuse lettre à Mme  du Châtelet va être publique dans le Pour et Contre[5]. Ah ! mon ami, serait-il vrai ? Ce serait le plus cruel outrage à Mme  du Châtelet et à toute sa famille. De quoi vous êtes-vous avisé ? quelle malheureuse lettre ! qui vous la demandait ? pourquoi l’écrire ? pourquoi la montrer ?

S’il en est temps, volez chez le Pour et Contre, brûlez la feuille, payez les frais ; mais je ne crois pas que cela soit vrai. Voilà ce que c’est que de garder le silence dans de telles occasions. Il fallait écrire toutes les postes. Je vous embrasse.

  1. C’est la lettre rapportée dans le Préservatif. Voyez tome XXII, page 386.
  2. L’abbé Prévost avait été bénédictin ; et l’on donnait le dom aux religieux de cet ordre.
  3. Voyez tome XXXIII, page 579.
  4. Ces dernières lignes sont de la main de M. de Voltaire. (K.)
  5. De l’abbé Prévost.