Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1079

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 183-184).

1079. — À M. LE LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE[1].
21 février.

Je suis assurément bien plus touché, bien plus consolé de vos bontés, que je ne suis sensible aux impostures abominables d’un homme dont les iniquités de toute espèce sont si bien connues de vous. Je vous parle, monsieur, et comme au juge qui peut le punir selon les lois, et comme au protecteur des lettres, au pacificateur des citoyens et au père de la ville de Paris ; comme à mon juge, je ne balancerai pas à vous présenter requête, et c’est à votre tribunal seul que j’ai souhaité de recourir, parce que j’en connais la prompte justice, que vous êtes instruit du procès, et que vous avez déjà condamné cet homme en pareil cas.

Mais, monsieur, daignez considérer comme juge que, si l’abbé Desfontaines défend ses calomnies par de nouvelles impostures, il faut que je vienne à Paris pour me défendre. Il y a plus de trois mois que je suis hors d’état d’être transporté ; vous connaissez ma santé languissante. Si je pouvais me flatter que vous pussiez nommer un juge du voisinage pour recevoir et vous renvoyer juridiquement mes défenses, et pour se transporter à cet effet au château de Cirey, je suis prêt à former la plainte en mon nom. Cependant, c’est une grâce que je n’ose pas demander, car je sens très-bien, malgré toute l’indulgence qu’on peut avoir pour ma mauvaise santé, quel respect on doit aux lois et aux formes.

On m’a mandé que la plupart de ceux qui sont outragés dans ce libelle ont rendu plainte, et je ne sais si cela est suffisant.

Pour moi, monsieur, qui ne demande ni la punition de personne, ni dommage, ni intérêts, et qui n’ai pour but que la réparation de mon honneur, ce que j’ose vous demander ici avec plus d’instances, c’est que vous daigniez interposer votre autorité de magistrat de la police et de père des citoyens, sans forme judiciaire à mon égard, et sans employer contre le sieur Desfontaines l’usage de la puissance du roi. Je vous conjure donc, monsieur, d’envoyer chercher l’abbé Desfontaines (si vous trouvez la chose convenable), et de lui faire signer un désaveu des calomnies horribles dont son libelle est plein.

Ne peut-il pas déclarer qu’il se repent de s’être porté à cet excès, et que lui-même, après avoir revu sa propre lettre au sortir de Bicêtre (que j’ai fait présenter à M. le chancelier, et dont vous, monsieur, vous avez copie), après avoir vu le témoignage de tant d’honnêtes gens qui déposent contre ses calomnies, ne peut-il pas reconnaître qu’il m’a injustement outragé, et promettre de ne plus tomber à l’avenir dans de semblables crimes ? Voilà, monsieur, tout mon but. Ce que je demande est-il juste ? C’est-il raisonnable ? Je m’en remets à vous. Un procès criminel peut achever de ruiner ma santé, et troublera tout le cours de mes études, qui sont mon unique consolation.

Je sens, monsieur, toute la hardiesse de mes prières, et combien il est singulier de prendre mon juge pour mon conseil. Mais enfin je ne puis pas en avoir d’autre. Je me mets entre vos bras, je vous regarde comme mon protecteur. Je ne ferai que comme vous me prescrirez. Je ne veux point abuser de vos moments, mais si vous voulez me faire savoir vos ordres par M. d’Éon, dont je connais la probité, je m’y conformerai. Je lui renverrai sa lettre.

Je serai toute ma vie, etc.

  1. Éditeur, Léouzon Leduc.