Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1082

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 187-188).

1082. — À M. HELVÉTIUS.
À Cirey, le 25 février.

Mon cher ami, l’ami des Muses et de la vérité, votre Épître#1 est pleine d’une hardiesse de raison bien au-dessus de votre âge, et plus encore de nos lâches et timides écrivains, qui riment pour leurs libraires, qui se resserrent sous le compas d’un censeur royal, envieux ou plus timide qu’eux. Misérables oiseaux à qui on rogne les ailes, qui veulent s’élever, et qui retombent en se cassant les jambes ! Vous avez un génie mâle, et votre ouvrage étincelle d’imagination. J’aime mieux quelques-unes de vos sublimes fautes que les médiocres beautés dont on nous veut affadir. Si vous me permettez de vous dire, en général, ce que je pense pour les progrès qu’un si bel art peut faire entre vos mains, je vous dirai : Craignez, en atteignant le grand, de sauter au gigantesque ; n’offrez que des images vraies, et servez-vous toujours du mot propre. Voulez-vous une petite règle infaillible pour les vers ? la voici. Quand une pensée est juste et noble, il n’y a encore rien de fait : il faut voir si la manière dont vous l’exprimez en vers serait belle en prose ; et si votre vers, dépouillé de la rime et de la césure, vous paraît alors chargé d’un mot superflu ; s’il y a dans la construction le moindre défaut, si une conjonction est oubliée ; enfin si le mot le plus propre n’est pas employé, ou s’il n’est pas à sa place, concluez alors que l’or de cette pensée n’est pas bien enchâssé. Soyez sûr que des vers qui auront l’un de ces défauts ne se retiendront jamais par cœur, ne se feront point relire ; et il n’y a de bons vers que ceux qu’on relit et qu’on retient malgré soi. Il y en a beaucoup de cette espèce dans votre Épître, tels que personne n’en peut faire à votre âge, et tels qu’on en faisait il y a cinquante ans. Ne craignez donc point d’honorer le Parnasse de vos talents ; ils vous honoreront sans doute, parce que vous ne négligerez jamais vos devoirs ; et puis voilà de plaisants devoirs ! Les fonctions de votre état ne sont-elles pas quelque chose de bien difficile pour une âme comme la vôtre ? Cette besogne se fait comme on règle la dépense de sa maison et le livre de son maître d’hôtel. Ouoi ! pour être fermier général on n’aurait pas la liberté de penser ! Eh, morbleu ! Atticus était fermier général, les chevaliers romains étaient fermiers généraux, et pensaient en Romains. Continuez donc, Atticus.[1] Je vous remercie tendrement de ce que vous avez fait pour d’Arnaud. J’ose vous recommander ce jeune homme comme mon fils ; il a du mérite, il est pauvre et vertueux, il sent tout ce que vous valez, il vous sera attaché toute sa vie. Le plus heau partage de l’humanité, c’est de pouvoir faire du bien ; c’est ce que vous savez, et ce que vous pratiquez mieux que moi. Mme du Châtelet vous remerciera des éloges[2] qu’elle mérite, et moi, je passerai ma vie à me rendre moins indigne de ceux que vous m’adressez. Pardon de vous écrire en vile prose, mais je n’ai pas un instant à moi. Les jours sont trop courts. Adieu ; quand pourrai-je en passer quelques-uns avec vous ! Buvez à ma santé avec x x Montigny[3]. Est-il vrai que la Philosophie de Newton gagne un peu ?

  1. l’Èpître sur l’amour de l’étude.
  2. Il paraît, d’après cette phrase, que, sur l’observation qu’avait faite Voltaire (voyez la dernière note, page 23 du tome XXIII), Helvétius avait ajouté, en l’honneur de Mme du Châtelet, quelques vers dans son Épitre sur l’amour de l’étude, adressée à cette dame. (B.)
  3. Etienne Mignot de Montigny fut reçu à l’Académie des sciences en 1739.