Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1090

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 197-198).

1090. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
28 février.

Monseigneur, je reçois la lettre de Votre Altesse royale du 3 février, et je lui réponds par la même voie. Nous avons sur-le-cbamp répété l’expérience de la montre dans le récipient ; la privation d’air n’a rien changé au mouvement qui dépend du ressort. La montre est actuellement sous la cloche ; je crois m’apercevoir que le balancier a pu aller peut-être un peu plus vite, étant plus libre dans le vide ; mais cette accélération est très-peu de chose, et dépend probablement de la nature de la montre. Quant au ressort, il est évident, par l’expérience, que l’air n’y contribue en rien ; et, pour la matière subtile de Descartes, je suis son très-humble serviteur. Si cette matière, si ce torrent de tourbillons va dans un sens, comment les ressorts qu’elle produirait pourraient-ils s’opérer de tous les sens ? Et puis qu’est-ce que c’est que des tourbillons ?

Mais que m’importe la machine pneumatique ? C’est votre machine, monseigneur, qui m’importe ; c’est la santé du corps aimable qui loge une si belle âme. Quoi ! je suis donc réduit à dire à Votre Altesse royale ce qu’elle m’a si souvent daigné dire : Conservez-vous ; travaillez moins. Vous le disiez, monseigneur, à un homme dont la conservation est inutile au monde ; et moi, je le dis à celui dont le bonheur des hommes doit dépendre. Est-il possible, monseigneur, que votre accident ait eu de telles suites ? J’ai eu l’honneur d’écrire à Votre Altesse royale par M. Plötz ; jai écrit aussi en droiture ; hélas ! je ne puis être au nombre de ceux qui veillent auprès de votre personne. Nisus et Euryalus[1] amuseront peut-être plus votre convalescence que ne feraient des calculs. Je ne m’étonne pas que le héros de l’amitié ait choisi un tel sujet ; j’en attends les premières scènes avec impatience. Scipion, César, Auguste, firent des tragédies, cur non Federicus ?

Votre Altesse royale me fait trop d’honneur ; elle oppose trop de bonté à mes malheurs ; j’ai fait tant de changements à la Henriade que je suis obligé de lui envoyer l’ouvrage tout entier, avec les corrections. Si elle ordonne la voie par laquelle il faut lui faire tenir l’ouvrage qu’elle protège, elle sera obéie. Je suis trop heureux, malgré mes ennemis ; je la remercie mille fois, et tout ce que vous daignez me dire pénètre mon cœur. Que je bavarderais si ma déplorable santé me permettait d’écrire davantage ! Je suis à vos pieds, monseigneur. Je ne respire guère, mais c’est pour Émilie et pour mon dieu tutélaire.

Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.

  1. Voyez plus haut la lettre 1053.