Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1091

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 198-199).

1091. — À M. THIERIOT.
Le 28 février.

Je compte recevoir bientôt les livres pour Mme  du Châtelet, et celui que M. le prince Cantemir[1] veut bien me prêter. Je vous renverrai exactement les Èpitres de Pope, le S’Gravesande de la Bibliothèque du roi, la petite bague que Mme  du Châtelet a voulu garder quelque temps, et je souhaite qu’elle vous rappelle le souvenir d’un ancien ami qui vous a toujours aimé.

Si vous savez, à Paris, des choses que j’ignore, j’en sais, peut-être, à Cirey, qui vous sont encore inconnues, Éclaircissez-les, et voyez si je suis bien informé. Il y a environ douze jours que Desfontaines rencontra Jore dans un café borgne, et qu’il l’excita à vous faire un procès sur une prétendue dette. Il lui donna le projet d’un factum contre vous, dont ce procès serait le prétexte. Huit pages entières contenaient ce projet de factum. Ils riaient en le lisant, et mon nom, comme vous croyez bien, n’y était pas épargné. Ils nommèrent le procureur qui devait agir contre vous. Depuis ce temps, Jore a revu deux fois Desfontaines, et probablement vous avez reçu une assignation devant le lieutenant civil. Je n’en sais pas davantage ; c’est à vous à m’apprendre la suite de cette affaire. Desfontaines, qui n’est capable que de crimes, se servit, il y a quelques années, contre moi, d’un aussi lâche artifice, et Jore eut l’impudence de dire à M. d’Argental : « Je sais bien que M. de Voltaire ne me doit rien ; mais j’aurai le plaisir de regagner, par un factum contre lui, l’argent qu’il devait me faire gagner d’ailleurs. » M. d’Argental me conseilla de n’être pas assez faible pour acheter le silence d’un scélérat, et je vous conseille aujourd’hui la même chose. Il y a trop de honte à céder aux méchants.

Vous n’êtes point surpris sans doute de la conduite de Desfontaines, et vous devez vous apercevoir qu’on ne peut réprimer ses iniquités que par l’autorité. Tous vos ménagements n’ont jamais servi qu’à nourrir ses poisons et son insolence. Vous savez que, depuis douze ans, il a mis au nombre de ses perfidies celle de vouloir nous diviser ; et ce qu’il y a eu d’horrible, c’est qu’il a réussi à le faire croire à quelques personnes, et presque à me le faire craindre.

Je comptais vivre heureux. L’amitié inaltérable de la femme du monde la plus respectable et la plus éclairée m’assurait mon bonheur à Cirey ; et la sûreté d’avoir en vous un ami intime à Paris, un correspondant fait pour mon esprit et pour mon cœur, me consolait de la rage de l’envie et des taches dont l’imposture noircit toujours les talents. J’avoue que j’eus le cœur percé quand vous me mandâtes que les injures infâmes dont l’abbé Desfontaines vous avait autrefois harcelé n’étaient pas de lui ; moi, qui sais aussi bien que vous qu’il en était l’auteur, je fus au désespoir de voir que vous ménagiez ce monstre. Je sus d’ailleurs qu’il vous avait montré ses mauvaises remarques[2] contre l’abbé d’Olivet, et que vous l’aviez proposé à Algarotti pour traduire le Neirtonianisme des Dames ; vous voilà bien payé. Vous auriez bien dû sentir qu’il y a certaines âmes féroces, incapables du moindre bien, et dont il faut s’éloigner pour jamais avec horreur ; mais aussi il y en a d’autres qui méritent un attachement sans variation et sans faiblesse.

Je vous prie de me mander comment vous vous portez, et de compter toujours sur des sentiments inébranlables de ma part. Le même caractère qui m’a rendu inflexible pour les cœurs mal faits me rend tendre pour les âmes sensibles auxquelles il ne manque qu’un peu de fermeté.

Avez-vous enfin donné le commencement de mon Essai[3] à M. d’Argental ?

Qu’est-ce que Mahomet[4] ? Quid novi[5] ?

  1. Antiochus Cantemir, né à Constantinople en 1709, mort le 11 avril 1744, à Paris, où il était ministre plénipotentiaire de l’impératrice de Russie Élisabeth. Ce jeune prince était fils de Démétrius Cantemir. Voyez tome XVI, pages 273 et 521.
  2. Racine vengé… Voyez la lettre du 29 décembre 1738 à d’Olivet.
  3. l’Essai sur le Siècle de Louis XIV.
  4. Mahomet II, tragédie de La Noue, jouée pour la première fois le 23 février 1639.
  5. Après cette lettre est placée dans quelques éditions la lettre à M. ***, signée Malicorne, qui se trouve dans le tome II des Mélanges, page 25.