Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1104

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 210-212).

1104. — AU PRINCE ANTIOCHUS CANTEMIR[1].

Monseigneur, j’ai à Votre Altesse bien des obligations. Elle daigne me faire connaître plus d’une vérité dont j’étais assez mal informé, et elle m’instruit d’une manière pleine de bonté, qui vaut bien autant que la vérité même. Je lis actuellement l’Histoire ottomane de feu M. le prince Cantemir, votre père, que j’aurai l’honneur de vous renvoyer incessamment, et dont je ne puis trop remercier Votre Altesse[2]. Vous me pardonnerez, s’il vous plaît, d’avoir été trompé sur votre origine. La multiplicité des talents de monsieur le prince votre père, et des vôtres, m’avait fait penser que vous deviez descendre des anciens Grecs, et je vous aurais soupçonné de la race de Périclès plutôt que de celle de Tamerlan[3]. Quoi qu’il en soit, ayant toujours fait profession de rendre hommage au mérite personnel plus qu’à la naissance. je prends la liberté de vous envoyer la copie de ce que j’insère sur votre illustre père dans mon Histoire de Charles XII, qu’on réimprime actuellement, et je ne l’enverrai en Hollande que quand j’aurai appris d’un de vos secrétaires que vous m’en donnez la permission.

Je trouve dans l’Histoire ottomane écrite par le prince Demetrius Cantemir[4], ce que je vois avec douleur dans toutes les histoires : elles sont les annales des crimes du genre humain ; je vous avoue surtout que le gouvernement turc me paraît absurde et affreux. Je félicite votre maison d’avoir quitté ces barbares en faveur de Pierre le Grand, qui cherchait au moins à extirper la barbarie, et j’espère que ceux de votre sang qui sont en Moscovie serviront à y faire fleurir les arts que toute votre maison semble cultiver ; vous n’avez pas peu contribué sans doute à introduire la politesse qui s’établit chez ces peuples, et vous leur avez fait plus de bien que vous n’en avez reçu. Ne serait-ce pas trop abuser de vos bontés, monseigneur, que d’oser prendre la liberté de vous faire quelques questions sur ce vaste empire, qui joue actuellement un si beau rôle dans l’Europe et dont vous augmentez la gloire parmi nous ?

On me mande que la Russie est trente fois moins peuplée qu’elle ne l’était il y a sept ou huit cents ans. On m’écrit qu’il n’y a qu’environ cinq cent mille gentilshommes, dix millions d’hommes payant la taille, en comptant les femmes et les enfants ; environ cent cinquante mille ecclésiastiques ; et c’est en ce dernier point que la Russie diffère de bien d’autres pays de l’Europe, où il y a plus de prêtres que de nobles ; on m’assure que les Cosaques de l’Ukraine, du Don, etc., ne montent avec leurs familles qu’à huit cent mille âmes, et qu’enfin il n’y a pas plus de quatorze millions d’habitants dans ces vastes pays soumis à l’autocratrice[5] ; cette dépopulation me paraît étrange, car enfin je ne vois pas que les Russes aient été plus détruits par la guerre que les Français, les Allemands, les Anglais, et je vois que la France seule a environ dix-neuf millions d’habitants. Cette disproportion est étonnante. Un médecin m’a écrit que cette disette de l’espèce humaine devait être attribuée à la vérole, qui y fait plus de ravages qu’ailleurs, et que le scorbut rend incurable. En ce cas, les habitants de la terre sont bien malheureux. Faut-il que la Russie soit dépeuplée parce qu’un Génois s’avisa de découvrir l’Amérique il y a deux cents ans.

J’entends dire d’ailleurs que toutes les grandes idées du czar Pierre sont suivies par le présent gouvernement ; comme parmi ses projets celui de montrer de la bonté aux étrangers était un des principaux, je me flatte, monseigneur, que vous l’imiterez, et que vous pardonnerez toutes ces questions qu’un étranger ose vous adresser. Il y a peu de princes auxquels on demande de pareilles grâces, et vous êtes du très-petit nombre de ceux qui peuvent instruire les autres hommes.

Je suis avec un profond respect, monseigneur, de Votre Altesse le très-humble et très-obéissant serviteur.

Voltaire
À Cirey en Champagne, ce 13 mars 1739.

  1. Lettre publiée d’après l’original de la Biblioîhèque impériale de Pétersbourg, par J.-Edouard Gardet. Bulletin du Bibliophile, 1860. 14e série, page 1120.
  2. Dans une lettre adressée à M. de La Noue, et datée de Cirey le 3 avril 1739, Voltaire dit : « L’Histoire de Charles XII m’a mis dans la nécessité de lire quelques ouvrages historiques concernant les Turcs. J’ai lu, entre autres, depuis peu, l’Histoire ottomane du prince Cantemir, etc., etc.
  3. Voyez tome XVI, pages 273 et 521.
  4. Histoire de l’agrandissement et de la décadence de l’empire ottoman. L’original latin est demeuré manuscrit ; il fut traduit pour la première fois en anglais par Nicolas Tindal (Londres, 1734 ; 2 vol. in-folio). De Jonquières l’a traduit en français sur la version anglaise (Paris, 1743, in-folio), et, deux ans plus tard Schmidt l’a traduit en allemand (Hambourg, 174.5, in-4o ). C’est donc la traduction anglaise que Voltaire avait entre les mains en 1739, à moins que le prince Antiochus Cantemir ne lui eût confié le manuscrit original latin, ce que nous serions tenté de croire a l’empressement avec lequel Voltaire achève sa lecture, au soin qu’il prend de le retourner exactement à son propriétaire, et aux précautions dont il use pour que le précieux volume ne s’égare pas (vovez la lettre du 19 avril) On trouve dans la préface placée en tête de l’Histoire de Charles XII, édition de 1751 un passage où il est question de l’Histoire ottomane du prince Cantemir : « Consultez, y est-il dit, les véritables annales turques recueillies par le prince Cantemir, vous verrez combien ces mensonges sont ridicules… Ce passage, omis dans toutes les éditions suivantes, a été rétabli dans l’édition Beuchot.
  5. L’impératrice Anne Ivanowna.