Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1105

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 212-219).

1105. — À 31. M ***.
Ce 13 mars 1739.

Monsieur, la lettre, ou plutôt l’ouvrage dont vous m’honorez, est peut-être ce que la raison toute seule pouvait produire de mieux. Je suis à peu près comme ces directeurs qui admirent l’esprit et les objections d’un incrédule, et qui prient Dieu de lui donner un peu de foi.

La foi que j’oserais vous demander, c’est pour certains calculs indispensables, pour certaines propositions démontrées ; après quoi nous serons de la même religion, et j’aurai l’honneur de douter avec vous de sept ou huit mille propositions, pourvu que vous m’accordiez seulement une douzaine de vérités fondées sur l’expérience. La première de ces vérités est que le feu et la lumière sont le même être ; et, si vous en doutez, vous n’avez qu’à rassembler de la lumière (c’est-à-dire des rayons lumineux) au foyer d’un verre ardent, et à y mettre le bout de votre doigt. Il est bien vrai que cet être (quel qu’il soit) n’écbauffe pas toujours, et n’illumine pas toujours. La bouche ne parle pas, ne baise pas, et ne mange pas sans cesse ; cependant c’est avec la bouche seule qu’on mange, qu’on baise, et qu’on parle.

Serait-on bienvenu à nier ces attributs-là, sous prétexte qu’ils ne sont pas renfermés dans l’idée qu’un philosophe pourrait se faire d’une bouche ? Le feu contenu dans les corps n’éclaire pas toujours, sans doute ; mais mettez ce feu un peu plus en mouvement, et il vous éclairera ; rassemblez bien des rayons, et vous serez échauffé[1].

En un mot, on ne connaît les corps ni le reste que par leurs effets : or l’effet d’un corps lumineux est, je crois, d’éclairer et de brûler dans l’occasion.

2° Vous doutez de la propagation de la lumière ; doutez donc aussi de la propagation du son. M. Romer a vu, a fait voir, a démontré, et M. Bradley a redémontré, d’une manière encore plus admirable, que la lumière vient à nous en un temps que vous appellerez long ou court, comme il vous plaira : car il semble court, si vous considérez qu’en sept minutes et demie un rayon arrive du soleil à nous ; il paraît long, si vous faites attention que la lumière arrive en trente-six ans au moins d’une étoile de la sixième grandeur. Il n’y a rien de long, rien de court, rien de grand, rien de petit en soi, comme vous savez[2].

3° Toutes les observations de Bradley font connaître que la lumière n’est aucunement retardée dans son cours d’une étoile à nous. Vous conclurez de là s’il est possible qu’il y ait un plein absolu : car assurément ce sont des conclusions qu’il ne faut tirer que d’après le calcul et l’expérience. Un vrai newtonien ne fait pas la plus petite supposition, et il n’en faut jamais faire.

4° Mais comment le soleil envoie-t-il tant de lumière sans s’épuiser, et comment votre cerveau produit-il tant d’idées sans les perdre, et n’en est même que plus lumineux ? Moi ! que je vous dise comment cela se fait, monsieur ? Dieu m’en garde ! je n’en sais rien, ni moi, ni personne. Je sais que la lumière arrive en un temps calculé ; que les rayons, venant d’environ 33 millions de lieues, sont presque parallèles ; que je fonds du plomb avec ces rayons-là quand il m’en prend envie, qu’ils sont colorés, qu’ils se réfractent suivant des lois immuables, etc. Mais combien d’onces il en sort du soleil par an, c’est ce que j’ignore ; et comment il répare ses pertes, je n’en sais pas davantage. Je sais très-bien qu’une comète peut tomber dans ce globe, mais je ne dis point : Cela peut être, donc cela est. Vous faites un calcul qui m’épouvante pour le soleil. J’ai dit qu’un rayon de 33 millions de lieues n’a pas probablement un pied de matière, mis bout à bout ; vous vous effrayez du nombre de pieds de roi que le soleil perd ; mais, monsieur, ces pieds de roi ne sont pas des pieds cubiques. L’épaisseur d’un rayon est infiniment petite par rapport à l’épaisseur d’un cheveu, et le soleil ne perd peut-être pas en un an la valeur de quatre livres.

5° Cet être singulier, qui produit la chaleur, la lumière, les couleurs, est-il pesant comme les autres êtres connus ? c’est-à-dire a-t-il la propriété de tendre vers le centre du globe où il se trouve, etc. ? Pèse-t-il sur le soleil, pèse-t-il sur la terre ? Certes, s’il pèse, il ne pèse guère. Toutes les expériences que j’ai vues et que j’ai faites ne prouvent pas grand’chose. J’ai fait peser du fer enflammé depuis une once jusqu’à 2,000 livres ; j’ai fait peser ce même fer refroidi, nulle différence dans le poids. Il se pourrait, à toute force, que le feu n’eût pas cette propriété ; il se pourrait même qu’il fût pénétrable : c’est ce que pensent certains physiciens. Mme la marquise du Châtelet, dans son Essai plein d’excellentes choses sur la nature du feu, lequel a concouru pour le prix[3], dit hardiment que le feu, la lumière, n’a ni la propriété de la gravitation vers un centre, ni celle d’être impénétrable. Cette proposition a révolté nos cartésiens, et a fait manquer le prix à un ouvrage qui le méritait d’ailleurs. Pour moi, qui vois que la lumière, le feu est matière, qu’il presse, qu’il divise, qu’il se propage, etc., je ne vois pas qu’il y ait d’assez fortes raisons pour le priver des deux principales propriétés dont la matière est en possession, et je suis ici comme le Père Bauny et Escobar, dans le cas des opinions probabls[4].

Au reste ne vous effrayez point que, malgré cette gravitation probable des petites particules du feu sur le centre du soleil, elles s’échappent pourtant avec une si prodigieuse célérité. Voyez dans une fournaise de forge ; ce que les forgerons appellent la pâte est un globe de fonte tout enflammé quand on le retire de la fournaise. Sa flamme s’échappe en rond de tous les côtés, malgré la tendance que l’air lui imprime en haut ; et l’on peut apercevoir ce globe de feu de six lieues, sans que cette prodigieuse quantité de particules qu’il envoie lui fasse perdre sensiblement de son poids. Or qu’est-ce que ce petit pâté par rapport au soleil ? Le soleil tourne en 25 jours et demi sur lui-même, et la terre en un jour sur elle-même. Or, pour que le soleil ne tournât pas plus vite que la terre, il faudrait que sa rotation sur son axe s’accomplît en 10,000 de nos jours, qui font plus de 27 ans ; mais il tourne en 25 jours. Jugez donc, par cette prodigieuse célérité, de la force avec laquelle il envoie la lumière, et ne vous étonnez de rien ; ou bien étonnez-vous de tout. Au reste, quand je dis que la lumière s’échappe du soleil, je me sers de cette expression dans le même sens qu’on dit que la pierre s’échappe de la fronde, et la balle du canon.

6o Quand on dit que la matière lumineuse vient du soleil à nous en ligne droite, on ne dit rien que de très-vrai, et cela n’est contesté par personne. Jusqu’à nous veut dire jusqu’à notre globe ; et notre globe est composé d’air et de terre. Il arrive à la surface de l’air ce qui arrive à la surface de nos yeux ; les rayons se brisent en passant du vide dans l’air, et c’est pourquoi on ne voit aucun astre à sa place. Il y a des tables de la réfraction depuis l’horizon jusqu’au quarantième degré ; mais au méridien il n’y a plus de réfraction.

Vous devriez, monsieur, lire quelque traité sur ces matières, comme S’Gravesande, ou Keill, ou Wolffius ; vous pourriez même vous en tenir à Bion, Un esprit comme le vôtre n’aura que la peine de feuilleter ces ouvrages, qui vous mettraient au fait de bien des minuties nécessaires, et qui vous abrégeraient le chemin infiniment. Par exemple le moindre livre d’optique résoudra vos difficultés sur la réflexion de la lumière, quant au géométrique et au mécanique ; mais, quant à ce qui tient à la nature intime des choses, comment les rayons ne se confondent pas en se croisant, comment ils rebondissent sans toucher aux surfaces, pourquoi ils s’infléchissent vers les bords des objets, pourquoi le bleu est plus réfrangible que le rouge, vous demanderez tout cela à Dieu, qui, je crois, est le seul qui en sache des nouvelles positives.

7o Quand vous aurez, monsieur, jeté un coup d’œil sur les moindres éléments de physique géométrique, vous ne serez plus révolté de cette idée très-commune que tout point visible est le sommet d’un cône dont la base est dans nos yeux. Vous prenez le corps du soleil pour un point visible ; voici, monsieur, le fait en deux mots. Je vois le corps A, B sous l’angle A, C, B ;

Figure géométrique contenu dans la lettre 1105, Tome 35 des œuvres complètes de Voltaire. Édition Garnier 1880.
Figure géométrique contenu dans la lettre 1105, Tome 35 des œuvres complètes de Voltaire. Édition Garnier 1880.

mais je vois les points D, E, G de cette manière

Figure géométrique contenue dans la lettre 1105, tome 35 des Œuvres complètes de Voltaire, Édition Garnier 1880
Figure géométrique contenue dans la lettre 1105, tome 35 des Œuvres complètes de Voltaire, Édition Garnier 1880

chacun de ces points est le sommet d’un cône.

En trois ou quatre conversations, je vous mettrais au fait de ces petits détails géométriques, qui, quoique peu considérables par eux-mêmes, sont des principes nécessaires sans lesquels on ne peut se former aucune idée nette.

8o « Qui ne rirait, dites-vous, de voir les philosophes déterminer la grandeur, la figure, la distance réelle des corps célestes, et ne pouvoir déterminer la grandeur réelle d’un grain de sable ? » Je vous conjure de ne point les accuser d’une sottise dont ils ne sont point coupables ; il y en a assez à leur reprocher. Vous savez, encore une fois, qu’il n’y a que des grandeurs relatives ; or les philosophes ont très-bien trouvé la grandeur relative de la terre par rapport à celle de Vénus, de la lune, etc. Votre difficulté du microscope s’évanouit, car une mouche sera toujours plus grande qu’une puce, vue à l’œil ou au microscope. Il serait triste que de pareilles difficultés vous arrêtassent dans le chemin des sciences. Le scepticisme est très-bon avec des faiseurs d’hypothèses, avec des rêveurs théologiens ; Bayle n’a guère couru sus qu’à ces messieurs, mais c’était un pauvre géomètre, et il ne savait presque rien en physique : il y a des choses sur lesquelles le doute même n’est pas permis.

9° Il se mêle à l’optique mathématique un jugement de l’âme fondé sur l’expérience : c’est ce qui fait que nous nous formons des idées des distances, sans nous servir d’aucune mesure ; c’est pourquoi nous jugeons qu’un objet que nous voyons plus petit qu’à l’ordinaire est plus éloigné ; c’est ainsi que nous jugeons qu’un homme est en colère quand il grince les dents, qu’il roule les yeux, qu’il jure Dieu, et qu’il veut tuer son prochain. Si quelquefois les signes des passions nous trompent, ce qui arrive cependant rarement aux connaisseurs, les signes des distances nous trompent aussi quelquefois ; mais quand on les mesure mathématiquement, il n’y a plus d’erreur.

10° Dans les objections que vous faites sur la gravitation, sur l’attraction de la matière, vous faites voir, monsieur, toute la sagacité d’un homme qui eût mieux expliqué que moi toutes ces vérités s’il avait voulu s’y appliquer un peu. Mais, monsieur, ayez d’abord la bonté de croire que nous ne supposons rien du tout. Vous nous reprochez des hypothèses, nous n’en admettons pas la moindre. Newton a démontré, comme deux fois deux font quatre, que la même force qui fait retomber une pierre sur la terre retient les astres dans leurs orbites ; il a calculé cette force depuis Saturne jusqu’à nous ; il en a démontré les effets. Tout cela est une affaire de pure géométrie ; et de tous ceux qui ont étudié ces découvertes aucun n’a osé les nier. Quelques vieux cartésiens s’avisent de dire que Newton n’a vu tout cela qu’en mathématicien ; et ils se servent des tourbillons, de la matière subtile, et de tous ces misérables êtres de raison, pour expliquer un fait, un phénomène constant que Newton a découvert. On leur a prouvé que leurs tourbillons sont des chimères, et l’Europe se moque d’eux. N’importe : les bonnes gens n’en démordent point ; il leur en coûterait trop de retourner à l’école.

Turpe putant parere minoribus, et quæ
Imberbes didicere, senes perdenda fateri
.

(Hor., lib. II, ép. i.)

Reste à présent à savoir si cette attraction de la matière, cette gravitation établie par Newton et démontrée par lui, est un effet ou une cause : elle sera ce qu’on voudra. La chose existe ; et c’est bien assez pour des hommes d’avoir été jusque-là. Il y a, à la vérité, grande apparence que cette gravitation, qui fait la pesanteur, est une propriété de la matière. Cet univers paraît fondé sur plus d’un principe, et je crois que nous sommes bien loin de les connaître. Nous savons très-bien que les tourbillons ne peuvent causer la pesanteur ; nous savons ce qui n’est pas, et Dieu sait ce qui est.

11° Ne comparez point, monsieur, l’attraction de l’aimant avec cette loi universelle par laquelle tous les corps gravitent les uns vers les autres. L’attraction de l’aimant est d’un tout autre genre.

Celle de l’électricité est encore toute différente, et n’a rien de commun avec les lois découvertes par Newton.

L’attraction de la lumière et des corps est peut-être encore d’une autre espèce. Qu’est-ce que tout cela prouve ? Que la matière agit dans plusieurs cas selon toute autre règle que les lois d’impulsion, et qu’il faut étendre la sphère de la nature beaucoup plus qu’on ne faisait. Mais, diront les vieux philosophes, il y aura donc des mystères dont nous ne pourrons rendre raison par les lois des chocs des corps ? Oui, messieurs, il y en a peut-être des millions ; et, sans aller plus loin, dites-nous pourquoi vous pensez, et pourquoi votre pensée fait remuer votre jambe.

12° Vous faites un reproche à Newton de ce qu’il suppose, dites-vous, ce qui est en question, que chaque partie de la matière a également le pouvoir de la gravitation. Il me semble qu’il ne suppose rien. Il a prouvé que les astres sont retenus dans leurs orbites par la même force qui fait tendre ici tous les corps au centre de la terre. Or les corps tendent tous également à ce centre : donc la même chose arrive à tous les astres, Eadem causa idem effectus.

L’expérience dans le vide est une des démonstrations de cette vérité. Vous ne me ferez pas longtemps l’objection des nues et des exhalaisons qui flottent dans l’air si vous voulez lire dans le premier mathématicien qui vous tombera sous la main les lois des fluides. Vous sentez, sans doute, tout d’un coup la prodigieuse différence entre un corps abandonné librement à la force de la gravitation dans un espace non résistant, et le même corps dans l’eau ou dans l’air dont il faut déplacer les parties. Encore une fois, qu’un génie comme le vôtre daigne lire Keill ou S’Gravesande, ou Musschenbroeck : sans principes vous ne pouvez faire un pas,

13° Vous confondez toujours le centre de gravité d’un corps, qui est le point par lequel, étant suspendu, il n’inclinerait d’aucun côté, avec le foyer de l’orbe que décrivent les planètes : ce sont deux choses qui n’ont aucune ressemblance. 14° Je ne sais quel impitoyable pyrrhonien vous induit à penser que les mathématiques n’influent point dans la physique, sous prétexte que les mathématiques considèrent l’étendue en général, etc. Ce pyrrhonien n’avait apparemment jamais vu la pompe de Notre-Dame, la machine de Marly, le pyromètre, les moulins à vent, les machines à élever les fardeaux, les coupes des voussures, les cadrans au soleil, les pendules, les planétaires, les bas au métier, etc. ; tout cela cependant est fondé sur les rigoureuses lois de la physique mathématique.

Il est bien vrai que, parmi les propositions de la géométrie, il y en a beaucoup qui sont de pure curiosité, et toutes les sciences sont dans ce cas-là. Aussi n’est-il pas nécessaire qu’un honnête homme sache toutes les propriétés de la cycloïde. Mais je maintiens qu’avec les Éléments d’Euclide et un peu de sections coniques tout esprit droit en sait assez pour être un très-bon physicien, et pour savoir en gros, assez rondement, ce que c’est que le newtonianisme.

Je voudrais que vous daignassiez donc commencer par les premiers principes. Lisez seulement la Géométrie de Pardies ; c’est l’affaire d’un mois tout au plus pour vous. Après cela je ne sais quel livre français vous devez consulter : nous n’avons pas encore une bonne physique ; mais lisez Musschenbroeck : il est un peu pesant, et vous ne serez peut-être pas content de sa préface ; mais enfin c’est la meilleure physique que je connaisse. Il faut que les mathématiques domptent les écarts de notre raison ; c’est le bâton des aveugles, on ne marche point sans elles ; et ce qu’il y a de certain en physique est dû à elles et à l’expérience. Entre nous, la métaphysique n’est qu’un jeu d’esprit : c’est le pays des romans : toute la Théodicée de Leibnitz ne vaut pas une expérience de Nollet.

Vous pourriez un jour avoir un cabinet de physique, et le faire diriger par un artiste ; c’est un des grands amusements de la vie. Nous en avons un assez beau ; mais, hélas ! il faut quitter tout cela. Il faut aller en Flandre plaider, et peut-être à Vienne. Le temporel l’emporte, et il faut céder.

Mme du Châtelet vous fait les plus sincères compliments : elle est pleine d’estime pour vous ; mais qui peut vous refuser la sienne ? Souffrez, monsieur, que je joigne à celle que je vous ai vouée le plus tendre et le plus respectueux attachement, avec lequel je serai toute ma vie votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Voltaire.
  1. Voici une idée de Voltaire qui semble être un pressentiment de celles qu’on a aujourd’hui sur la lumière et la chaleur. ( D.)
  2. Voltaire ne pouvait avoir que des présomptions sur la distance des étoiles à la terre. (D.)
  3. Voyez tome XXIII, page 65.
  4. Voyez les cinquième et sixième des Lettres provinciales, de Pascal.