Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1139

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 256-257).

1139. — À MADEMOISELLE QUINAULT.
Cirey, le 19 avril.

J’abuse de votre patience, mademoiselle ; je vous regarde comme un premier ministre des États de Thalie et de Melpomène, qui reçoit tous les jours vingt plans. Comédie, tragédie, petite et grande pièce, tout vous est soumis. Je suis de votre département ; et cette pauvre Zulime attend votre lettre de cachet. Vous ne daignez pas me faire avertir des ordres que vous donnez dans l’empire dont je suis sujet. On me mande pourtant que l’on apprend les rôles : serait-il encore temps de faire une petite correction ? Ne vous effrayez pas, c’est peu de chose : il s’agit de deux vers, deux vers seulement ; c’est au cinquième acte, c’est à la mort de Zulime ; elle disait à son amant :

Dans ces derniers moments apprends à me connaître ;
Vois quelle était Zulime, et rougis d’être un traître.

Ces deux vers-là sont froids ; et de la froideur dans un endroit vif, c’est le frisson de la fièvre ; cela est intolérable. Mais si nous mettions :

Je t’aimais innocent, je t’aimai parricide ;
Je t’aime encor, barbare, et je te laisse Atide.

Il me semble que cela est plus passionné, plus vrai, et moins commun. Daignez faire mettre ce changement sur le rôle ; et mandez-moi un peu de mes nouvelles. Hélas ! on sait, on dit que je suis auteur de Zulime ; en voilà assez pour la faire tomber. Vous aurez une belle assemblée le premier jour, mais assemblée de critiques. Tâchons de dépayser le public pour Mahomet : il la faudra donner sous un autre titre ; aussi bien Mahomet n’est pas le rôle intéressant. J’ai l’honneur, ma souveraine, de vous donner avis que j’ai enfin trouvé un cinquième acte à ce Mahomet ; que j’ai encore refondu les autres, et même le quatrième. Je vous supplie de faire souvenir M, de Pont-de-Veyle qu’il doit me renvoyer tout ce qu’il a entre les mains de toutes les leçons premières, secondes et troisièmes de ce Mahomet ; je renverrai une copie de la dernière leçon. Je vous serai à jamais obligé d’avoir été un peu difficile ; je commence à croire que Mahomet ne sera pas tout à fait indigne des soins que vous avez bien voulu prendre. J’ai encore quelque chose à votre service ; pressez-vous, car je sens que je suis à la dernière pinte de mon eau d’Hippocrène ; mais je ne verrai jamais, mademoiselle, la fin de mes sentiments pour vous. Comptez sur mon tendre attachement pour jamais, et sur l’amitié de Mme du Châtelet, qui vous fait mille compliments. V.