Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1144

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 259-260).

1144. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 23 avril.

Je reçois le 21 une lettre de vous du 12 : cela n’est pas extraordinaire, si vous êtes négligent à envoyer à la poste, ou bien s’il y a des gens à la poste très-diligents à s’informer des secrets de leurs chers concitoyens.

Je vous prie de faire une petite réflexion avec moi : qui pourrait faire des épigrammes contre Danchet et contre l’abbé d’Olivet, si ce n’est l’abbé Desfontaines ? Croyez-vous que, s’il y en a contre vous, elles partent d’une autre source ? L’abbé Desfontaines fait plus de vers qu’on ne pense ; il en a fait incognito toute sa vie, et je sais qu’il est l’auteur de l’épigramme ancienne contre le cardinal de Fleury, dans laquelle il y a un bon vers qu’on m’a fait le cruel honneur de m’imputer :

Fourbe dans le petit, et dupe dans le grand[1].

C’est un monstre comme le sphinx ; il joint la fureur à l’adresse ; mais il pourra enfin succomber sous ses méchancetés.

Envoyez à l’abbé Moussinot l’Euclide seulement et le Brèmond[2] mais envoyez vite, car nous partons. Jamais Mme  d’Aiguillon[3] n’a eu l’Épître sur l’Homme, dont je ne suis pas encore content.

Pour celle du Plaisir, je l’avais envoyée en Languedoc ; mais M. le duc de Richelieu l’avait trouvée extrêmement mauvaise. Au reste, vous me ferez plaisir de me dire ce qu’on reprend dans celle de l’Homme. Je crois savoir distinguer les bonnes critiques des mauvaises. Surtout dites-moi si l’on n’a pas tâché d’empoisonner ces ouvrages innocents. Je crains toujours, comme le lièvre, qu’on ne prenne mes oreilles pour des cornes[4].

À l’égard d’un opéra, il n’y a pas d’apparence qu’après l’enfant mort-né[5] de Samson, je veuille en faire un autre ; les premières couches m’ont trop blessé.

  1. Si Desfontaines a fait ce vers, c’est son chef-d’œuvre en poésie ; mais que Voltaire soit ou ne soit pas le véritable auteur de l’épigramme qu’il lui attribue, la voici en entier ; elle peint bien, sous plusieurs rapports, le vieux ministre à chapeau rouge :
    Du passé conservant un léger souvenir ;
    Ébloui du présent, sans prévoir l’avenir ;
    Dans l’art de gouverner, décrépit et novice,
    Punissant la vertu, récompensant le vice,
    Fourbe dans le petit, et dupe dans le grand,
    Malgré son air altier, accablé de son rang ;
    L’on connaît à ces traits, même sans qu’on le nomme,
    Le maître de la France et le valet de Rome.
  2. Auteur de la traduction des Transactions philosophiques, dont les deux premiers tomes paraissaient alors.
  3. La duchesse d’Aiguillon, à laquelle sont adressées les lettres 388 et 410.
  4. La Fontaine, livre V, fable iv.
  5. La cabale des dévots n’avait pas permis qu’on représentât cet opéra.