Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1161

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 278-279).

1161. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Louvain, ce 30 mai[1].

Monseigneur, en partant de Bruxelles, j’ai reçu tout ce qui peut flatter mon âme et guérir mon corps, et c’est à Votre Altesse royale que je le dois.

· · · · · · · · · · · · · · · Deus nobis hæc munera fecit.

(Virg., ecl, I, v. 6.)

Vous voulez que je vive, monseigneur ; j’ose dire que vous avez quelque raison de ne pas vouloir que le plus tendre de vos admirateurs, le fidèle témoin de ce qui se passe dans votre belle âme, périsse sitôt. La Henriade et moi nous vous devrons la vie. Je suis bien plus honoré que ne le fut Virgile ; Auguste ne fit des vers pour lui qu’après la mort de son poëte, et Votre Altesse royale fait vivre le sien, et daigne honorer la Henriade d’un avertissement[2] de sa main. Ah ! monseigneur, qu’ai-je affaire de la misérable bienveillance d’un cardinal que la fortune a rendu puissant ? Qu’ai-je besoin des autres hommes ? Plût à Dieu que je restasse dans l’ermitage du comte de Loo, où je vais suivre Émilie ! Nous arrivâmes avant-hier à Bruxelles. Nous voici en route ; je ne commencerai que dans quelques jours à jouir d’un peu de loisir : dès que j’en aurai, je mettrai en ordre de quoi amuser quelques quarts d’heure mon protecteur, tandis qu’il s’occupera à ce bel ouvrage, si digne d’un prince comme lui. S’il daigne écrire comme Machiavel, ce sera Apollon qui écrasera le serpent Python. Vous êtes certainement mon Apollon, monseigneur, vous êtes pour moi le dieu de la médecine et celui des vers ; vous êtes encore Bacchus, car Votre Altesse royale daigne envoyer de bon vin[3] à Émilie et à son malade. Ayez donc la bonté d’ordonner, monseigneur, que ce présent de Bacchus soit voituré à l’adresse d’un de ses plus dignes favoris : c’est M. le duc d’Aremberg ; tout vin doit lui être adressé, comme tout ouvrage vous doit hommage. Il y a certaines cérémonies à Bruxelles pour le vin, dont il nous sauvera. J’espère que je boirai, avec lui, à la santé de mon cher souverain, du vrai maître de mon âme, dont je suis plus réellement le sujet que du roi sous lequel je suis né. Il faut partir ; je finis une lettre que mon cœur très-bavard ne m’eût point permis de finir sitôt. Quand je serai arrivé, je donnerai une libre carrière à mes remerciements, et la digne Émilie aura l’honneur d’y joindre les siens. Je ferai serment de docilité au médecin dont Votre Altesse royale a eu la bonté de m’envoyer la consultation. J’écrirai à votre aimable favori, M, de Keyserlingk ; je remplirai tous les devoirs de mon cœur ; je suis à vos pieds, grand prince,

Ô et præsidium et dulce decus meum !

(Hor., lib. I, od. i, v. 2.)

Je suis en courant, mais avec les sentiments les plus inébranlables de respect, d’admiration, de tendre reconnaissance, monseigneur, etc.

  1. Cette lettre répond à celle de Frédéric, du 16 mai. Voltaire, parti de Cirey le 8 avec Mme du Châtelet, voyagea lentement, et passa quatre jours à Valenciennes. Il arriva le 28 à Bruxelles, qu’il quitta le 30 pour se rendre à Beringen, en passant par Louvain.
  2. Voyez la note 1 de la page 275.
  3. Voyez la lettre 1193.