Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1166

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 282-284).

1166. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
À Beringen, ce 4 juin

Je reçois la lettre dont Votre Excellence m’honore, du 28 mai. Je ne savais pas un mot de ce que vous avez vu[1] dans la gazette d’Amsterdam. Nous sommes ici, monsieur, dans un pays barbare, ou, du moins, qui l’a toujours été jusqu’à ce qu’Émilie en soit devenue la souveraine. La gazette de Hollande n’y est pas même connue. Si vous pouviez donc, monsieur, faire entendre à M. Hérault que je n’ai aucune part à la publication du désaveu, que je m’en suis toujours tenu à ses bontés, que j’ai supprimé même tout ce que j’avais fait en ma défense, et que j’espère encore plus que jamais qu’il forcera l’abbé Desfontaines à publier son désaveu dans ses Observations, vous achèveriez bien dignement cette négociation.

Il est vrai que Rousseau ayant fait, le 10 mai, un voyage à Amsterdam, exprès pour y faire imprimer le libelle de Desfontaines, le gazetier de Hollande m’a rendu un très-grand service en donnant ce contre-poison ; mais, encore une fois, je n’ai appris ce service que par vous.

Puisque vous aimez les odes,

et præsidium, et dulce decus meum !

(Hor., liv. I, od. i, v. 2.)

vous en aurez donc. Mandez-moi seulement si vous avez l’ode sur la Superstition[2], celle sur l’Ingratitude, celle sur le Voyage des Académiciens. Mais, je vous en prie, n’allez pas préférer une déclamation vague, d’une centaine de vers, à une tragédie dans laquelle il faut créer, conduire, intriguer, et dénouer une action intéressante : ouvrage d’autant plus difficile que les sujets sont plus rares, et qu’il demande une plus grande connaissance du cœur humain. Il est vrai que, puisque ce spectacle est représenté et vu par des hommes et par des femmes, il faut absolument de l’amour. On peut s’en sauver tristement une ou deux fois, mais

Naturam expellas furca, tamen ipsa redibit.

(Hor., lib. I, ep. x, v. 24.)

Que diront de jeunes actrices ? qu’entendront de jeunes femmes, s’il n’est pas question d’amour ? On joue souvent Zaïre, parce qu’elle est tendre ; on ne joue point Brutus, parce que cette pièce n’est que forte.

Ne croyez pas que ce soit Racine qui ait introduit cette passion au théâtre ; c’est lui qui l’a le mieux traitée, mais c’est Corneille qui en a toujours défiguré ses ouvrages. Il n’a presque jamais parlé d’amour qu’en déclamateur, et Racine en a parlé en homme.

Promettez-moi un secret de ministre, et j’aurai l’honneur d’envoyer à Lisbonne plus d’une tragédie, à condition que vous leur donnerez la préférence sur les odes.

Nous n’avons point encore reçu l’essai politique[3] dont vous nous favorisez. Il faut le faire adresser à Bruxelles, et il nous sera fidèlement rendu chez nos Algonquins.

Vous avez grande raison, monsieur, sur notre récitatif. On peut faire de la symphonie italienne, on le doit même ; mais on ne doit déclamer à Paris qu’en français, et le récitatif est une déclamation. C’est presque toujours, au reste, la faute du poète, quand le récitatif ne vaut rien : car peut-on bien déclamer de mauvaises paroles ?

J’avais fait, il y a quelques années[4], des paroles pour Rameau, qui probablement n’étaient pas trop bonnes, et qui d’ailleurs parurent à de grands ministres avoir le défaut de mêler le sacré avec le profane. J’ose croire encore que, malgré le faible des paroles, cet opéra était le chef-d’œuvre de Rameau. Il y avait surtout un certain contraste de guerriers qui venaient présenter des armes à Samson, et de p… qui le retenaient, lequel faisait un effet fort profane et fort agréable. Si vous voulez, je vous enverrai encore cette guenille. Quant aux autres misères que vous avez vues dans le portefeuille d’un de vos amis[5], je puis vous assurer qu’il n’y en a peut-être pas une qui soit de bon aloi ; et si vous voulez m’en envoyer copie, je les corrigerai, et j’y mettrai ce qui vous manque, afin que vous ayez mes impertinences complètes.

Il y a trois mois que l’auteur de Mahomet II m’envoya son manuscrit. Je trouve qu’il faut beaucoup de génie pour faire porter une tragédie à un terrain si aride et si ingrat. La prétendue barbarie de Mahomet II, accusé d’avoir tué sa maîtresse pour plaire à ses janissaires, est un conte des plus absurdes et des plus ridicules que les chrétiens aient inventés. Cette sottise, et toutes celles qu’on a débitées sur Mahomet II, sont le fruit de la cervelle d’un moine nommé Bandelli. Ces gens-là ne sont bons qu’à tout gâter.

Adieu, monsieur ; bon voyage. Puis-je avoir l’honneur de vous faire ma cour à votre retour ? N’allez pas vieillir en Portugal[6], Mme du Châtelet, entourée de barbares, va bientôt avoir la consolation de vous écrire ; et moi, je ne cesserai en aucun instant de ma vie de vous être attaché avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance.

  1. Le désaveu de l’abbé Desfontaines ; voyez le n° 1128.
  2. C’est-à-dire l’Ode sur le Fanatisme. Les deux autres, que cite ici Voltaire, sont les odes vi et viii.
  3. Il s’agit probablement de l’Essai de l’exercice du tribunal européen pour la France seule, qui, dans l’édition de 1765, termine les Considérations.
  4. En 1731 et 1732. Voyez les lettres 233 et 243.
  5. Sans doute d’Argental.
  6. D’Argenson n’y alla pas.