Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1167

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 284-285).

1167. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
De Bruxelles.

Monseigneur, en revenant de ces tristes terres[1], dans le voisinage desquelles Votre Altesse royale n’a point été, j’ai l’honneur de lui écrire pour me consoler. J’espère que Votre Altesse royale m’enverra longtemps ses ordres à Bruxelles ; je les recevrai beaucoup plus tôt, et plus sûrement que quand ils faisaient tant de cascades de Paris à Bar-le-Duc et à Cirey. Je recevrai au moins vos ordres directement, dans l’espérance qu’un jour, avant de mourir, videbo dominum meum facie ad faciem[2].

Je prends la liberté d’adresser à Votre Altesse royale une petite relation, non pas de mon voyage, mais de celui de M. le baron de Gangan[3]. C’est une fadaise philosophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d’un travail sérieux avec les bouffonneries d’Arlequin. Le véritable ennemi de Machiavel aura-t-il quelques moments pour voyager avec ce baron de Gangan ? Il y verra au moins un petit article[4] plein de vérité sur les choses de la terre. Je compte vous présenter bientôt un autre tribut de bagatelles poétiques, car je me tiens comptable de mon temps à mon vrai souverain. Les biens des sujets appartiennent, dit-on, aux autres rois ; mon cœur et mes moments appartiennent au mien. Mme  du Châtelet, son autre sujette, et plus digne ornement de sa cour, lui présente ses respects, selon la permission qu’il nous en a donnée. Elle ne fera ici que plaider ; elle trouvera peu de personnes à qui elle puisse parler de philosophie. Les arts n’habitent pas plus à Bruxelles que les plaisirs. Une vie retirée et douce est ici le partage de presque tous les particuliers ; mais cette vie douce ressemble si fort à l’ennui, qu’on s’y méprend très-aisément. L’ennui n’approchera point d’une maison qu’Émilie habite, et qui est honorée des lettres de notre prince. Nous sommes dans le quartier le plus retiré, dans la rue de la Grosse-Tour, C’est là que nous nous entretenons tous les jours de ce prince, qui sera l’amour de la terre comme il est le nôtre ; et de M. le baron de Keyserlingk, si digne de lui plaire et de le voir ; et du savant M. Jordan, à qui je porte envie.

Je suis avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance, monseigneur, de Votre Altesse royale, le très-humble, etc.

  1. Celles de Beringen et de Ham. Voyez la lettre 925.
  2. Ce fut ainsi que Dieu parla à Moïse. (Exode, xxxiii, v. 11.)
  3. Cet ouvrage n’a jamais été connu, du moins sous ce titre. (K.) — Décrois, l’un des éditeurs de Kehl, a cru pendant un temps qu’il s’agissait de Micromégas ; mais il avait abandonné cette idée. Beuchot a mentionné le Voyage de Gangan dans l’avertissement placé en tâte des romans de Voltaire ; voyez tome XXI, page vii.
  4. Dans Micromégas on ne trouve aucune trace de ce petit article qui concernait Frédéric.