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Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1170

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 289-292).

1170. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
À Bruxelles, ce 21 juin.

Je viens, monsieur, de lire un ouvrage[1] qui m’a consolé de la foule des mauvais dont on nous inonde. Vous m’avez fait bien des plaisirs ; mais voici le plus grand de vos bienfaits. Il ne s’agit pas ici de vous louer ; je suis trop pénétré pour y songer. Je ne crains que d’être trop prévenu en faveur d’un ouvrage où je retrouve la plupart de mes idées. Vous m’avez défendu de vous donner des louanges, mais vous ne m’avez pas défendu de m’en donner. Je vais donc me donner, à moi, de grands coups d’encensoir ; je vais me féliciter d’avoir toujours pensé que le gouvernement féodal était un gouvernement de barbares et de sauvages un peu à leur aise ; encore les sauvages aiment-ils l’égalité.

Il ne faut que des yeux pour voir que les villes gouvernées municipalement sont riches, et que la Pologne n’a que des bourgades pauvres. Je suis fâché de ne pouvoir me louer sur les pensionnaires perpétuels ; mais, en vérité, cette idée m’a charmé, comme si elle était de moi. Il me semble que vous avez éclairci, dans un système très-bien suivi, les idées confuses et les souhaits sincères de tout bon citoyen. En mon particulier, je vous remercie des belles choses que vous dites sur la vénalité des charges : malheureuse invention qui a ôté l’émulation aux citoyens, et qui a privé les rois de la plus belle prérogative du trône.

Comme j’avais peu de bien quand j’entrai dans le monde, j’eus l’insolence de penser que j’aurais une charge comme un autre, s’il avait fallu l’acquérir par le travail et par la bonne volonté. Je me jetai du côté des beaux-arts, qui portent toujours avec eux un certain air d’avilissement, attendu qu’ils ne donnent point d’exemptions, et qu’ils ne font point un homme conseiller du roi en ses conseils. On est maître des requêtes avec de l’argent ; mais avec de l’argent on ne fait pas un poëme épique, et j’en fis un.

Grand merci encore de ce que l’indigne éloge donné à cette vénalité, dans le Testament politique attribué au cardinal de Richelieu, vous a fait penser que ce testament n’était point de ce ministre. Je crois, en dépit de toute l’Académie française, que cet ouvrage fut fait par l’abbé de Bourzeis, dont j’ai cru reconnaître le style.

Il y a de plus des contradictions évidentes dans ce livre, lesquelles ne peuvent être attribuées au cardinal de Richelieu ; des idées, des projets, des expressions indignes, ce me semble, d’un ministre. Croira-t-on que le cardinal de Richelieu ait appelé la dame d’honneur de la reine la Dufargis, en parlant au roi ? qu’il ait appelé le duc de Savoie ce pauvre prince ? qu’il ait, dans un tel ouvrage, parlé à un roi de quarante-deux ans comme on apprend le catéchisme à un enfant ? qu’un ministre ait nommé les rentes à sept pour cent les rentes au dénier sept ?

Tout l’écrit fourmille de ces manques de bienséance, ou de fautes grossières. On trouve, dans un chapitre, que le roi n’avait que trente-trois millions de revenu ; on trouve tout autre chose dans un autre. Je devrais remarquer d’abord qu’il est question, dès le commencement, d’une paix générale qui n’a jamais été faite, et que le cardinal n’avait nulle envie ni nul intérêt de faire. C’est une preuve assez forte, à mon sens, que tout cela fut écrit par un homme savant et oisif, qui comptait qu’on allait faire la paix. Songeons encore que ce Testament, autant qu’il m’en souvient, commence par faire ressouvenir le roi que le cardinal, en entrant au conseil, promit à Louis XIII d’abaisser les grands, les huguenots, et la maison d’Autriche. Je soutiens, moi, qu’un tel projet, en entrant au conseil, est d’un fanfaron peu fait pour l’exécuter ; et j’ajoute qu’en 1624, quand Richelieu entra au conseil par la faveur de la reine mère, il était fort loin encore d’être premier ministre.

Je me suis un peu étendu sur cet article ; le temps qui presse m’empêche de suivre en détail votre ouvrage d’Aristide ; Mme du Châtelet le lit à présent. Nous vous en parlerons plus au long, si vous le permettez ; mais tout se réduira à regarder l’auteur comme un excellent serviteur du roi, et comme l’ami de tous les citoyens.

Comment avez-vous eu le courage, vous qui êtes d’une aussi ancienne maison que M. de Boulainvilliers, de vous déclarer si généreusement contre lui et contre ses fiefs ? J’en reviens toujours là ; vous vous êtes dépouillé du préjugé le plus cher aux hommes en faveur du public.

Nous résistons à l’envie la plus forte de faire une copie de ce bel ouvrage ; nous sommes aussi honnêtes gens que vous, dignes de votre confiance, et nous ne ferons pas transcrire un mot sans votre permission. Nous vous demanderions celle d’envoyer l’ouvrage au prince royal de Prusse, si vous étiez disposé à l’accorder. Faire connaître cet ouvrage au prince, ce serait lui rendre un très-grand service. Je m’imagine que je contribuerais par là au bonheur de tout un peuple.

On m’annonce une nouvelle qui ne contribuera pas à mon bonheur particulier. On m’écrit que l’abbé Desfontaines a eu la permission de désavouer son désaveu même ; qu’il a assuré, dans une de ses feuilles, que ce prétendu désaveu était une pièce supposée. Cette nouvelle, qui me vient de la Hollande, m’a l’air d’être très-fausse[2] ; du moins je le souhaite.

Comment Desfontaines aurait-il eu l’insolence de nier un désaveu minuté de votre main, écrit et signé de la sienne, et déposé au greffe de la police ? Comment oserait-il s’avouer, dans ses feuilles, auteur d’un libelle infâme ? Et si, en effet, il est capable d’une pareille turpitude, comment pourrait-il désobéir aux ordres de M. Hérault, et nier dans ses feuilles un désaveu que M. Hérault lui ordonnait d’y insérer ?

Si vous êtes encore à Paris, monsieur, j’ose vous supplier d’en dire un mot.

Je me sers de l’adresse que vous m’avez donnée, dans l’incertitude où je suis de votre départ. Mme du Châtelet, entourée de devoirs, de procès, et de tout ce qui accompagne un établissement, a bien du regret de ne pouvoir vous écrire aujourd’hui, et vous marquer elle-même ce qu’elle pense de l’ouvrage et de l’auteur.

Adieu, monsieur, allez faire aimer les Français en Portugal, et laissez-moi l’espérance de revoir un homme qui fait tant d’honneur à la France. Un Anglais fit mettre sur son tombeau : ci-gît l’ami de philippe sidney ; permettez-moi que mon épitaphe soit : ci-gît l’ami du marquis d’argenson.

Voilà une charge qu’on n’a point avec de la finance, et que je mérite par le plus respectueux attachement et la plus haute estime.

  1. Les Considérations, dont il est parlé dans la lettre 1157.
  2. Cette nouvelle était fausse en effet.