Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1169

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 286-289).

1169. — À M. LE MARQUIS D’ARGENS.
À Bruxelles, 21 juin.

Je reçois, mon cher ami, dans une ville voisine de votre habitation, une de vos très-aimables et très-rares lettres, adressée à Cirey. J’espère que je converserai avec vous incessamment autrement que par lettres.

En attendant, voici, mon cher ami, de quoi vous confirmer dans la bonne opinion que vous avez de Mme du Châtelet. Vous pouvez insérer sous mon nom ce petit Mémoire[1] que je vous envoie ; je n’y parle que de sa dissertation. Il faut que ma petite planète disparaisse entièrement devant son soleil.

Nous avions travaillé tous deux pour les prix de l’Académie des sciences ; les juges nous ont fait l’honneur au moins d’imprimer nos pièces : celle de Mme du Châtelet est le n° vi, et la mienne était le n° vii. M. de Maupertuis, si fameux par sa mesure de la terre et par son voyage au cercle polaire, était un des juges[2]. Il adjugea le prix au n° vii ; mais les autres académiciens, qui malheureusement ne sont pas du sentiment de S’Gravesande et de Boerhaave, ne furent pas de son avis. Au reste on ne soupçonna jamais que le n° vi fût d’une dame. Sans l’opinion trop hardie que le feu n’est point matière, cette dame méritait le prix. Mais le prix véritable, qui est l’estime de l’Europe savante, est bien dû à une personne de son sexe, de son âge et de son rang, qui a le courage, et la force, et le temps, de faire de si bons et de si pénibles ouvrages au milieu des plaisirs et des affaires.

Savez-vous bien que, pendant quelques jours, nous avons séjourné dans une terre[3] qui n’est qu’à huit lieues de Maestricht[4] ? Mais la multitude prodigieuse des affaires qui accablaient notre héroïne nous a empêchés de profiter du voisinage. Son intention était bien de vous prier de la venir voir ; mais ce qui est différé est-il perdu ?

Parmi les fausses nouvelles dont on est inondé, il faut ranger la prétendue impression de ma prétendue histoire littéraire du siècle de Louis XIV. La vérité est que j’ai commencé, il y a plusieurs années, une histoire de ce siècle qui doit être le modèle des âges suivants ; mais mon projet embrasse tout ce qui s’est fait de grand et d’utile : c’est un tableau de tout le siècle, et non pas d’une partie.

Je vous enverrai le commencement[5], et vous jugerez du plan de mon ouvrage ; mais il faut des années pour qu’il soit en état de paraître. Ne croyez pas que dans cette histoire, ni dans aucun autre ouvrage, je marque du mépris pour Bayle et Descartes : je serais trop méprisable.

J’avoue, à la vérité, avec tous les vrais physiciens sans exception, avec les Newton, les Halley, les Keill, les S’Gravesande, les Musschenbroeck, les Boerhaave, etc., que la véritable philosophie expérimentale et celle du calcul ont absolument manqué à Descartes. Lisez sur cela une petite Lettre[6] que j’ai écrite à M. de Maupertuis, et que du Sauzet a imprimée. Il y a une grande différence entre le mérite d’un homme et celui de ses ouvrages. Descartes était infiniment supérieur à son siècle, j’entends au siècle de France, car il n’était pas supérieur aux Galilée, aux Kepler. Ce siècle-ci, enrichi des plus belles découvertes inconnues à Descartes, laisse la faible aurore de ce grand homme absorbée dans le jour que les Newton et d’autres ont fait luire. En un mot, estimons la personne de Descartes, cela est juste ; mais ne le lisons point : il nous égarerait en tout. Tous ses calculs sont faux, tout est faux chez lui, hors la sublime application qu’il a faite le premier de l’algèbre à la géométrie.

À l’égard de Bayle, ce serait une grande erreur de penser que je voulusse le rabaisser. On sait assez en France comment je pense sur ce génie facile, sur ce savant universel, sur ce dialecticien aussi profond qu’ingénieux.

Par le fougueux Jurieu Bayle persécuté
Sera des bons esprits à jamais respecté ;
Et le nom de Jurieu, son rival fanatique.
N’est aujourd’hui connu que par l’horreur publique.

Voilà ce que j’en ai dit dans une Èpitre sur l’Envie[7], que je vous enverrai si vous voulez.

Quel a donc été mon but en réduisant en un seul tome le bel esprit de Bayle ? De faire sentir ce qu’il pensait lui-même, ce qu’il a dit et écrit à M. Desmaiseaux, ce que j’ai vu de sa main ; qu’il aurait écrit moins s’il eût été le maître de son temps. En effet, quand il s’agit simplement de goût, il faut écarter tout ce qui est inutile, écrit lâchement et d’une manière vague.

Il ne s’agit pas d’examiner si les articles de deux cents professeurs plaisent aux gens du monde ou non, mais de voir que Bayle, écrivant si rapidement sur tant d’objets différents, n’a jamais châtié son style. Il faut qu’un écrivain tel que lui se garde du style étudié et trop peigné ; mais une négligence continuelle n’est pas tolérable dans des ouvrages sérieux. Il faut écrire dans le goût de Cicéron, qui n’aurait jamais dit qu’Abèlard s’amusait à tâtonner[8] Héloïse, en lui apprenant le latin. De pareilles choses sont du ressort du goût, et Bayle est trop souvent répréhensible en cela, quoique admirable d’ailleurs. Nul homme n’est sans défaut ; le dieu du goût remarque jusqu’aux petites fautes échappées à Racine, et c’est cette attention même à les remarquer qui fait le plus d’honneur à ces grands hommes. Ce ne sont pas les grandes fautes des Boyer, des Danchet, des Pellegrin, ces fautes ignorées qu’il faut relever, mais les petites fautes des grands écrivains : car ils sont nos modèles, et il faut craindre de ne leur ressembler que par leur mauvais côté.

Je vais chercher ici vos Mémoires de la république des lettres, et tous vos ouvrages. Les cérémonies par lesquelles on passe en France, avant de pouvoir avoir dans sa bibliothèque un livre de Hollande, sont terribles. Il est aussi difficile de faire venir certains bons livres que d’arrêter l’inondation des mauvais qu’on imprime à Paris, avec approbation et privilège.

On m’a mandé qu’un jésuite, nommé Brumoi, a fait imprimer un certain Tamerlan[9] d’un certain jésuite nommé Margat. L’auteur est mort, et l’éditeur exilé, à ce qu’on dit, parce que ce Tamerlan est, dit-on, plein des plus horribles calomnies qu’on ait jamais vomies contre feu M. le duc d’Orléans, régent du royaume.

Je connais l’ouvrage fanatique du petit jésuite[10] contre Bayle. Vous faites très-bien de le réfuter et de confondre les bavards syllogismes d’un autre vieux pédant. Il est bon de faire voir que les honnêtes gens ne sont pas gouvernés par ces pédagogues raisonneurs, éternels ennemis de la raison. Mais je vous prie de bien distinguer entre les disciples d’un grand homme qui trouvent des fautes dans celui qu’ils aiment, et des ennemis jurés qui voudraient ruiner à la fois la réputation du philosophe et la bonne philosophie, Ne confondez donc pas celui qui trouve que Raphaël manque de coloris, et celui qui brûle ses tableaux.

Ce mot brûler me rappelle toujours Desfontaines. Vous savez peut-être que, par surcroît de reconnaissance, il avait fait contre moi, ou plutôt contre lui, un libelle affreux[11], il y a quelques mois. Il niait dans ce libelle jusqu’à l’obligation qu’il m’a de n’avoir pas été brûlé vif, et il y ajoutait les plus infâmes calomnies. Tout le public, révolté contre ce misérable, voulait que je le poursuivisse en justice ; mais je n’ai pas voulu perdre mon repos, et quitter mes amis pour faire punir un coquin. M, Hérault a pris ma défense, que j’abandonnais, l’a fait comparaître à la police, et, après l’avoir menacé du cachot, lui a fait signer la rétractation que vous avez pu voir dans les papiers publics.

Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse avec le plaisir d’un homme qui voit d’aussi beaux talents que les vôtres consacrés aux belles-lettres, et avec l’espérance que les petites fautes de la jeunesse ne vous empêcheront point de jouir du sort heureux que vous méritez.

  1. Mémoire sur un ouvrage de physique.
  2. Voyez la lettre du 1er juin 1738, à Maupertuis.
  3. Celle de Beringen.
  4. D’Argens était à Maestricht.
  5. Qui parut la même année.
  6. C’est le n° 940.
  7. Voyez le troisième Discours sur l’Homme.
  8. Dictionnaire historique de Bayle, article Abélard. Voyez ce que Voltaire dit dans les Conseils à un journaliste (tome XXII, page 263).
  9. Histoire de Tamerlan, empereur des Mogols, par le Père de Margat ; Paris, 1739, 2 vol. in-12.
  10. Jean Le Febure, ou Le Febvre, mort à Valenciennes en 1755. Son ouvrage est intitulé Bayle en petit, ou Anatomie de ses ouvrages ; Douai, 1737, in-12.
  11. La Voltairomanie.