Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1177

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 298-300).

1177. — À M. HELVÉTIUS.
À Enghien, ce 6 juillet.

Je vois, mon charmant ami, que je vous avais écrit d’assez mauvais vers, et qu’Apollon n’a pas voulu qu’ils vous parvinssent. Ma lettre était adressée à Charleville, où vous deviez être, et j’avais eu soin d’y mettre une petite apostille, afin que la lettre vous fût rendue, en quelque endroit de votre département que vous fussiez. Vous n’avez rien perdu, mais moi j’ai perdu l’idée que vous aviez de mon exactitude. Mon amitié n’est point du tout négligente. Je vous aime trop pour être paresseux avec vous. J’attends, mon bel Apollon, votre ouvrage[1], avec autant de vivacité que vous le faites. Je comptais vous envoyer de Bruxelles ma nouvelle édition[2] de Hollande, mais je n’en ai pas encore reçu un seul exemplaire de mes libraires. Il n’y en a point à Bruxelles, et j’apprends qu’il y en a à Paris. Les libraires de Hollande, qui sont des corsaires maladroits, ont sans doute fait beaucoup de fautes dans leur édition, et craignent que je ne la voie assez tôt pour m’en plaindre et pour la décrier. Je ne pourrai en être instruit que dans quinze jours. Je suis actuellement, avec Mme du Châtelet, à Enghien, chez M. le duc d’Aremberg, à sept lieues de Bruxelles. Je joue beaucoup au brelan ; mais nos chères études n’y perdent rien. Il faut allier le travail et le plaisir ; c’est ainsi que vous en usez, et c’est un petit mélange que je vous conseille de faire toute votre vie, car, en vérité, vous êtes né pour l’un et pour l’autre.

Je vous avoue, à ma honte, que je n’ai jamais lu l’Utopie de Thomas Morus ; cependant je m’avisai de donner une fête, il y a quelques jours, dans Bruxelles, sous le nom de l’envoyé d’Utopie. La fête était pour Mme du Châtelet, comme de raison ; mais croiriez-vous bien qu’il n’y avait personne dans la ville qui sût ce que veut dire Utopie ? Ce n’est pas ici le pays des belles-lettres. Les livres de Hollande y sont défendus, et je ne peux pas concevoir comment Rousseau a pu choisir un tel asile. Ce doyen des médisants, qui a perdu depuis longtemps l’art de médire, et qui n’en a conservé que la rage, est ici[3] aussi inconnu que les belles-lettres. Je suis actuellement dans un château[4] où il n’y a jamais eu de livres que ceux que Mme du Châtelet et moi nous avons apportés ; mais, en récompense, il y a des jardins plus beaux que ceux de Chantilly, et on y mène cette vie douce et libre qui fait l’agrément de la campagne. Le possesseur de ce beau séjour vaut mieux que beaucoup de livres ; je crois que nous allons y jouer la comédie ; on y lira du moins les rôles des acteurs.

J’ai bien un autre projet en tête ; j’ai fini ce Mahomet dont je vous avais lu l’ébauche. J’aurais grande envie de savoir comment une pièce d’un genre si nouveau et si hasardé réussirait chez nos galants Français ; je voudrais faire jouer la pièce, et laisser ignorer l’auteur. À qui puis-je mieux me confier qu’à vous ? N’avez-vous pas en main cet ami de Paris, qui vous doit tout, et qui aime tant les vers ? Ne pourriez-vous pas la lui envoyer ? Ne pourrait-il pas la lire aux comédiens ? Mais lit-il bien ? car une belle prononciation et une lecture pathétique sont une bordure nécessaire au tableau. Voyez, mon cher ami ; donnez-moi sur cela vos réflexions.

Quelle est donc cette Mme Lambert à qui je dois des compliments ? Vous me faites des amis des gens qui vous aiment ; je serai bientôt aimé de tout le monde.

Adieu. Mme du Châtelet vous estime, vous aime, vous n’en doutez pas. Nos cœurs sont à vous pour jamais ; elle vous a écrit comme moi à Charleville. Adieu ; je vous embrasse du meilleur de mon âme.

  1. l’Épître dont il s’agit dans la lettre 1149.
  2. Amsterdam, aux dépens de la compagnie ; 1739, 3 vol. petit in-8o.
  3. À Bruxelles, où Rousseau était revenu au commencement de février 1739, après avoir séjourné incognito à Paris pendant quelques semaines.
  4. Ce château, habité par Rousseau et par Voltaire, a été démoli ; il n’en subsistait plus, en avril 1826, quand je visitai Enghien, qu’une grande tour carrée servant autrefois de chapelle, près de la salle de spectacle. Les jardins, qui appartiennent au duc Prosper-Louis d’Aremberg, avec un château bâti à l’une de leurs extrémités, sont immenses et encore magnifiques. On y voit un Mont-Parnasse, où Voltaire monta sans doute, et de très-anciens berceaux en charmilles sous lesquels il se promenait avec Émilie. (Cl.)