Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1180

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 302-304).

1180. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Bruxelles (juillet).

Monseigneur, Émilie et moi chétif, nous avons reçu, au milieu des plaisirs d’Enghien, le plus grand plaisir dont nous puissions être flattés. Un homme[1], qui a eu le bonheur de voir mon jeune Marc-Aurèle, nous a apporté de sa part une lettre charmante, accompagnée d’écritoires d’ambre et de boîtes à jouer.

Avec combien d’impatience
Monsieur Gérard nous vit saisir
Ces instruments de la science,
Aussi bien que ceux du plaisir !
Tout est de notre compétence.

Nous jouons donc, monseigneur, avec vos jetons, et nous écrivons avec vos plumes d’ambre.

Cet ambre fut formé, dit-on,
Des larmes que jadis versèrent
Les sœurs du brillant Phaéton,
Lorsqu’en pins elles se changèrent,

Pour servir, sans doute, au bûcher
Du plus infortuné cocher
Ouc jamais les dieux renversèrent.

Ces dieux renversent tous les jours de ces cochers qui se mêlent de nous conduire, et ils trouvent rarement des amis qui les pleurent. À notre retour d’Enghien, à peine arrivons-nous à Bruxelles qu’une nouvelle consolation m’arrive encore, et je reçois, par la voie d’Amsterdam, une lettre du 7 juillet, de Votre Altesse royale. Il paraît qu’elle connaît le pays où je suis. J’y vois beaucoup de princes et peu d’hommes, c’est-à-dire d’hommes pensants et instruits.

Que vont donc devenir, monseigneur, dans votre ville de Berlin, ces sciences que vous encouragez, et à qui vous faites tant d’honneur ? Qui remplacera M. de La Croze ? Ce sera sans doute M. Jordan ; il me semble qu’il est dans le vrai chemin de la grande érudition. Après tout, monseigneur, il y aura toujours des savants ; mais les hommes de génie, les hommes qui, en communiquant leur âme, rendent savants les autres ; ces fils aînés de Prométhée, qui s’en vont distribuant le feu céleste à des masses mal organisées, il y en aura toujours très-peu, dans quelque pays que ce puisse être. La marquise jette à présent tout son feu sur ce triste procès qui lui a fait quitter sa douce solitude de Cirey ; et moi, je réunis mes petites étincelles pour former quelque chose de neuf qui puisse plaire au moderne Marc-Aurèle.

Je prends donc la liberté de lui envoyer ce premier acte d’une tragédie[2] qui me paraît, sinon dans un bon goût, au moins dans un goût nouveau. On n’avait jamais mis sur le théâtre la superstition et le fanatisme. Si cet essai ne déplaît pas à mon juge, il aura le reste, acte par acte.

Je comptais avoir l’honneur de lui envoyer ce commencement par M. de Valori[3], qui va résider auprès de Sa Majesté. Il est digne, à ce qu’on dit, d’avoir l’honneur de dîner avec le père, et de souper avec le fils[4]. Je l’attends de jour en jour à Bruxelles ; j’espère que ce sera un nouveau protecteur que j’aurai auprès de Votre Altesse royale. Les mille milles d’Allemagne qu’elle va faire[5] retarderont un peu la défaite de Machiavel, et les instructions que j’attends de la main la plus respectable et la plus chère. J’ignore si M. de Keyserlingk a le bonheur d’accompagner Votre Altesse royale ; ou je le plains, ou je l’envie.

J’écrirai donc à M. de Superville. Je n’ai de foi aux médecins que depuis que Votre Altesse royale est l’Esculape qui daigne veiller sur ma santé.

Émilie va quitter ses avocats pour avoir l’honneur d’écrire au patron des arts et de l’humanité. Je suis, etc.

  1. David Gérard.
  2. Le Fanatisme, ou Mahomet le Prophète.
  3. Le marquis de Valori.
  4. Voyez la lettre 1152.
  5. Voyez le troisième alinéa de la lettre 1178.