Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1189

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 316-318).

1189. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Aux haras de Prusse (Trakehnen), 15 août[1].

Enfin, hors du piège trompeur,
Enfin, hors des mains assassines
Des charlatans que notre erreur
Nourrit souvent pour nos ruines,
Vous quittez votre empoisonneur :
Du Tokai, des liqueurs divines
Vous serviront de médecines,
Et je serai votre docteur.
Soit ; j’y consens si, par avance.
Voltaire, de ma conscience
Vous devenez le directeur.

Je suis bien aise d’apprendre que le vin de Hongrie est arrivé à Bruxelles. J’espère apprendre bientôt de vous-même que vous en avez bu, et qu’il vous a fait tout le bien que j’en attends. On m’écrit que vous avez donné une fête charmante, à Enghien, au duc d’Aremberg, à Mme du Châtelet, et à la fille du comte de Lannoi ; j’en ai été bien aise, car il est bon de prouver à l’Europe, par des exemples, que le savoir n’est pas incompatible avec la galanterie.

Quelques vieux pédants radoteurs,
Dans leurs taudis toujours en cage,
Hors du monde et loin de nos mœurs,
Effarouchaient, d’un air sauvage,
Ce peuple fou, léger, volage[2],
Qui turlupine les docteurs.
Le goût ne fut point l’apanage
De ces misérables rêveurs
Qui cherchent les talents du sage
Dans les rides de leurs visages,
Et dans les frivoles honneurs
D’un in-folio de cent pages.
Le peuple, fait pour les erreurs.
De tout savant crut voir l’image
Dans celle de ces plats auteurs.
Bientôt, pour le bien de la terre,

Le ciel daigna former Voltaire ;
Lors, sous de nouvelles couleurs,
Et par vos talents ennoblie,
Reparut la philosophie.

En pénétrant les profondeurs
Que Newton découvrit à peine,
Et dont cent auteurs à la gêne
En vain furent commentateurs ;
En suivant les divines traces
De ces esprits universels.
Agents sacrés des immortels,
Vos mains sacrifièrent aux Grâces,
Vos fleurs parèrent leurs autels.
Pesants disciples des Saumaises,
Disséqueurs de graves fadaises,
Suivez ces exemples charmants ;
Quittez la région frivole,
D’où l’air empesté de l’école
À proscrit tous les agréments.

J’attends, avec bien de l’impatience, les actes suivants de Mahomet. Je m’en rapporte bien à vous, persuadé que cette tragédie singulière et nouvelle brillera de charmes nouveaux.

Ta muse, en conquérant, asservit l’univers ;
La nature a payé son tribut à tes vers.
L’Amérique et l’Europe ont servi ton génie ;
L’Afrique était domptée, il te fallait l’Asie[3].
Dans ses fertiles champs cours moissonner des fleurs,
Au Théâtre-Français combattre les erreurs.
Et frapper nos bigots, d’une main indirecte,
Sur l’auteur insolent d’une infidèle secte.

On m’avait dit que je trouverais la défaite de Machiavel dans les Notes politiques[4] d’Amelot de La Houssaie, et dans la traduction du chevalier Gordon[5] : j’ai lu ces deux ouvrages judicieux et excellents dans leur genre ; mais j’ai été bien aise de voir que mon plan était tout à fait différent du leur. Je travaillerai a l’exécuter dès que je serai de retour. Vous serez le premier qui lirez l’ouvrage, et le public ne le verra point, à moins que vous ne l’approuviez. J’ai cependant travaillé autant que me l’ont pu permettre les distractions d’un voyage, et ce tribut que la naissance est obligée de payer, à ce que l’on dit, à l’oisiveté et à l’ennui.

Je serai le 18 à Berlin, et je vous enverrai de là ma préface de la Henriade, afin d’obtenir le sceau de votre approbation.

Adieu, mon cher Voltaire ; faites, s’il vous plaît, mes assurances d’estime à la marquise du Châtelet ; grondez un peu, je vous prie, le duc d’Aremberg de sa lenteur à me répondre. Je ne sais qui de nous deux est le plus occupé, mais je sais bien qui est le plus paresseux.

Je suis, avec toute l’affection possible, mon cher Voltaire, votre parfait ami,

Fédéric,

  1. La lettre 1200 est aussi la réponse à celle-ci.
  2. Cet auteur fou, léger, volage. (Variante des Œuvres posthumes, éditions de Berlin et de Londres.)
  3. L’Amérique désigne Alzire ; l’Afrique, Zulime ; l’Asie, Mahomet ; mais déjà Zaïre avait, pour employer l’expression du prince, dompté l’Asie. (B.)
  4. Ces. Notes font partie de la traduction des Annales de Tacite, par Amelot de La Houssaie.
  5. Thomas Gordon. Il publia, en 1728, une traduction anglaise de Tacite, précédée de Discours politiques remarquables par beaucoup d’amour pour la liberté et beaucoup de haine contre la tyrannie des prêtres. (Cl.)