Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1192

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 319-320).

1192. — À. MADAME DE CHAMFBONIN[1].
De Cambrai.

Mon cher gros chat est dans sa gouttière, et nous courons les champs. Nous voici à Cambrai, marchant à petites journées. Nous n’avons pas trouvé la moindre petite fête sur la route. Nous sommes traités en médecins de village, qu’on envoie chercher en carrosse, et qu’on laisse retourner à pied. Si vous me demandez pourquoi nous allons à Paris, je ne peux vous répondre que de moi. J’y vais parce que je suis Émilie. Mais pourquoi Émilie y va-t-elle ? je ne le sais pas trop. Elle prétend que cela est nécessaire, et je suis destiné à la croire comme à la suivre. Vous jugez bien que la première chose que je ferai sera de voir monsieur votre fils. Mais pourquoi la mère n’y serait-elle pas ? pourquoi n’aurions-nous pas le plaisir de nous voir rassemblés ? Voici une belle occasion pour quitter sa gouttière. On ne vous soupçonnera point d’être venue à Paris pour les feux d’artifice[2]. On sait assez que vous ne faites de ces voyages-là que pour vos amis. Où êtes-vous à présent, cher gros chat ? Ètes-vous à la Neuville ? Y renouez-vous les nœuds d’une ancienne amitié, et Mme de La Neuville jouit-elle un peu de l’interrègne ? Elle sera trop heureuse de vous avoir retrouvée ; mais nous aurons notre tour, et nous espérons toujours revoir Cirey avant d’habiter le palais de la pointe de l’Ile. Nous les verrons bien tard, ce Cirey et ce Champbonin. Hélas ! nous avons acheté des meubles à Bruxelles ; c’est la transmigration de Babylone. Je ne suis pas trop content de mon séjour dans ce pays-là. Je me suis ruiné ; et, pour dernier trait, les commis de la douane ont saisi des tableaux qui m’appartiennent. Il y a, comme vous savez, beaucoup de princes à Bruxelles, et peu d’hommes. On entend à tout moment : Votre Altesse, Votre Excellence. Mme du Châtelet ne sera princesse que quand sa généalogie sera imprimée ; mais, fût-elle bergère, elle vaut mieux que tout Bruxelles. Elle est plus savante que jamais ; et, si sa supériorité lui permet encore de baisser les yeux sur moi, ce sera une belle action à elle, car elle est bien haute. Il faut qu’elle cligne les yeux en regardant en bas pour me voir. On va souper ; adieu, cher gros chat. J’embrasse vos pattes de velours.

  1. Cette lettre a toujours été classée au mois de janvier 1743, et les éditeurs l’y ont laissée, tout en déclarant que cette place ne lui convenait guère. Nous avons cru devoir la placer au mois d’août 1739.
  2. À l’occasion du mariage de la fille de Louis XV avec l’infant d’Espagne, le 26 août.