Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1218

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 350-352).

1218. — À M. LE LIEUTENANT GENERAL DE POLICE[1].
Rethel.

En quelque pays du monde que je sois, je compte toujours sur les bontés dont vous m’avez honoré. J’ai appris en chemin qu’on avait saisi un petit recueil que le sieur Prault fils, libraire, faisait de quelques-uns de mes ouvrages. Je puis vous assurer, monsieur, qu’il n’y a aucune des pièces de ce recueil qui n’ait été imprimée plusieurs fois, soit à la suite de la Henriade, soit dans des ouvrages périodiques. À l’égard d’une espèce d’introduction ou de plan raisonné de l’histoire du Siècle de Louis XIV, il y a plusieurs mois que cela est public, dans les journaux étrangers, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire.

Je ne crois pas qu’on trouve dans cet essai rien qui ne soit d’un bon citoyen. Et si, par malheur, il s’était glissé quelque chose qui pût déplaire, je suis prêt à le corriger. Cette entreprise a, ce me semble, l’approbation de tous les honnêtes gens, mais il me faut une protection comme la vôtre pour m’encourager à finir un si grand ouvrage, qui demande en même temps beaucoup de tranquillité et de travail.

Il n’y a que la modestie de M. le cardinal de Fleury qui peut, je crois, l’indisposer contre mon histoire, dont il fera un des principaux ornements.

J’ai l’honneur de vous représenter encore que les petites pièces que Prault avait jointes à cet essai sont faites il y a près de trente ans pour la plupart, et qu’ainsi s’il s’y trouvait, je ne dis pas des expressions licencieuses, car je n’en ai jamais hasardé, mais quelques idées peu mesurées, je me flatte qu’on ne les traiterait pas plus sévèrement que les poésies de Chaulieu, ou même que celles de Rousseau, qu’on imprime à Paris sans privilège.

En un mot, monsieur, il ne m’appartient pas de vous demander une grâce pour Prault[2], mais seulement pour moi-même, pour votre ancien courtisan, qui ne cessera jamais d’être avec la reconnaissance la plus respectueuse, etc.

  1. Éditeur, Léouzon Leduc.
  2. Extrait des registres du Conseil d’État : « Vu par le Roy, estant en son Conseil, le procès-verbal du Commissaire Lespinay, en date du 24 novembre dernier, contenant qu’en exécution des ordres de Sa Majesté, il se seroit transporté dans une maison sise sur le Pont-au-Change occupée par le nommé Desfères, marchand joiiaillier, sur l’avis qui auroit esté donné que dans ladite maison il y avoit un dépôt d’imprimez prohibez ; où estant monté au troisième estage, il seroit entré dans une chambre, dans laquelle il auroit pu effet trouvé une quantité considérable de feuilles imprimées, et entr’autres, un grand nombre d’exemplaires d’un ouvrage Intitulé Recueil de Pièces fugitives, en prose et en vers, par M. de Voltaire. Et le dit sieur Commissaire ayant requis le dit Desfères de déclarer à qui il avoit loué la dite chambre, il auroit dit que c’étoit le nommé Prault fils, libraire, son gendre, qui l’avoit prié de la luy prester, pour y mettre différens imprimez et livres qu’il luy avoit assuré estre permis. Et Sa Majesté voulant réprimer une contravention qui blesse également l’ordre public et les bonnes mœurs, soit par la nature de l’ouvrage, soit par la témérité du dit Prault fils, libraire, qui, au préjudice des règlements de la librairie, a fait imprimer sans privilège ni permission l’ouvrage dont il s’agit, et a entreposé clandestinement l’édition dans un magasin non déclaré aux officiers de la Librairie ; à quoi voulant pourvoir : Oüy le rapport, le Roy estant en son Conseil, de l’avis de M. le Chancelier, a ordonné et ordonne que les exemplaires du dit livre intitulé Recueil de Pièces fugitives en prose et en vers, par M. de Voltaire seront et demeureront supprimez et mis au pilon en présence de la Communauté des Libraires, qui sera à cet effet extraordinairement assemblée. Et pour la contravention commise par le dit Prault fils, ordonne Sa Majesté que sa boutique sera et demeurera fermée pendant l’espace de trois mois, à commencer du jour de la publication du présent arrest ; luy fait deffences pendant le dit temps de faire directement ou indirectement aucun exercice de sa profession, le condamne en outre en cinq cents livres d’amende, et lui fait deffences de récidiver, sous peine de deschéance de sa maîtrise. Enjoint Sa Majesté au sieur Hérault, Conseiller d’Estat, Lieutenant général de police de la ville, prévosté et vicomté de Paris, de tenir la main à l’exécution du présent arrest, qui sera imprimé, lù, publié et affiché partout où besoin sera, à ce que personne n’en ignore. Fait au Conseil d’Estat du Roy, Sa Majesté y estant, tenu à Versailles le quatre de Décembre mil sept cent trente neuf.
    « Signé Phélypaux. »