Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1235

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 374-376).

1235. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ce 29 janvier.

Je suis absolument de l’avis de l’ange gardien et de ses chérubins sur le retranchement de la scène d’Atide, au quatrième acte. Non-seulement cette arrivée d’Atide ressemblait en quelque chose à l’Atalide de Bajazet, mais elle me paraît peu décente et très-froide dans une circonstance si terrible, et à la vue du corps expirant d’un père, qui doit occuper toute l’attention de la malheureuse Zulime.

Après avoir bien examiné les autres observations, et avoir plié mon esprit à suivre les routes qu’on me propose, je les trouve absolument inpraticables.

On veut que Zulime doute si son amant a assassiné son père ; on veut ensuite qu’elle puisse l’excuser sur ce qu’il l’a tué sans le savoir, et que cette idée de l’innocence de Ramire soit l’objet qui occupe principalement le cœur de Zuhme.

Je crois avoir ménagé assez le peu de doutes qu’elle doit avoir, et je crois que ce serait perdre toute la force du tragique que de vouloir rendre toujours son amant innocent. Le véritable tragique, le comble de la terreur et de la pitié est, à mon avis, qu’elle aime son amant criminel et parricide. Point de belles situations sans de grands combats, point de passions vraiment intéressantes sans de grands reproches. Ceux qui conseillèrent à Pradon de ne pas rendre Phèdre incestueuse lui conseillèrent des bienséances bien malheureuses et bien messéantes au théâtre. Ah ! ne me traitez pas en Pradon !

Je condamne aussi sévèrement toute assemblée de peuple. Ce n’est pas d’une vaine pompe dont il s’agit ; il faut que Zulime, en mourant, adore encore la cause de ses crimes et de ses malheurs ; il faut qu’elle le dise, et, si elle était devant le peuple, cette affreuse confidence serait déplacée ; c’est alors que les bienséances seraient violées. J’aime la pompe du spectacle, mais j’aime mieux un vers passionné.

Voici donc les seuls changements que mon temps, mes occupations, et mon départ, me permettent. Benigno animo legete ; et publici juris in theatro fiant. Je vous supplie d’adresser vos ordres chez l’abbé Moussinot, qui aura mon adresse.

Je me flatte que je vous adresserai bientôt mieux que Zulime. Permettez-moi de baiser respectueusement la belle main[1] qui a écrit les remarques auxquelles j’ai obéi en partie.

· · · · · · · · · · · · · · · Si quid novisti rectius istis,
Candidus imperti ; si non, bis utere mecum.

(Hor., lib. I, ep. vi, v. 67.)

Voyez si vous êtes à peu près content. Donnez cela à Mlle Quinault quand il vous plaira, sinon donnez-moi donc de nouveaux ordres. Mais je sens les limites de mon esprit ; je ne pourrai guère aller plus loin, comme je ne peux vous aimer ni vous respecter davantage.

  1. Mme d’Argental servait de secrétaire à son mari, quand celui-ci était indisposé. Voyez la lettre du 13 mars 1740, à Mme d’Argental.