Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1237

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 376-377).

1237. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
2 février.

C’est moi qui me donne aujourd’hui à tous les diables, pour y avoir presque envoyé hier mes bons anges. Vous mandez par votre lettre à Mme du Châtelet que vous avez une mauvaise santé. Vous ne pouviez mander une nouvelle plus affligeante pour nous. Je consens que mes ouvrages meurent, mais je veux que vous viviez.

Ce qui est plus de votre goût sera plus du mien. Je ferai de Pandore ce qu’il vous plaira.

Une scène de Mahomet vaut certainement mieux que tout Zulime ; je vous enverrai l’un et l’autre en deux paquets, sous le couvert de M. de Pont-de-Veyle, ou sous celui de M. Maurepas, selon les ordres que vous me donnerez. Vous exercerez votre empire absolu sur les deux pièces ; mais, si j’ose avoir mon avis, Mahomet, malgré son faible cinquième acte, qui sera toujours faible, est un morceau très-singulier, et Zulime un peu in communi martyrum.

Vous ne voulez donc pas qu’une femme[1] soit aussi friponne que Tartuffe ? Il ne faut donc les représenter que faibles et point méchantes ? Dites-moi donc pourquoi on souffre Cléopâtre dans Rodogune ; et dites-moi pourquoi on ne peut peindre une femme friponne. S’il ne tenait qu’à adoucir les teintes, et à ne donner à M. Scrupulin d’autre crime que d’avoir épousé la maîtresse de son ami, ce serait l’affaire d’une heure. Il me paraît que le personnage d’Adine est bien intéressant, et je vous défie de nier que Mme Burnet ne soit une bonne diablesse. Je crois qu’avec des corrections cette pièce serait assez suivie ; mais la physique ne s’accommode pas de tout cela, et j’y retourne. Je vous supplie de faire ma cour à M. de Solar[2], et de vouloir bien lui présenter mes très-humbles remerciements.

Je vous envoie le gros vin de Mahomet, et la crème fouettée de Zulime ; vous choisirez. Je baise les ailes de mes anges. La maison d’Ussé se souvient-elle de moi ?

Un petit mot ; c’est sur Pandore. Vous ne goûtez pas la scène de la friponnerie de Mercure, qui lui persuade d’ouvrir la cassette ; mais Mercure fait là l’office du serpent qui persuada Eve. Si Eve eût mangé par pure gourmandise, cela eût été bien froid ; mais le discours avec le serpent réchauffe l’histoire.

Je sais fort bien que l’aventure de Pandore n’est pas à l’honneur des dieux ; je n’ai pas prétendu justifier leur providence, surtout depuis que vous êtes malade.

  1. Mme Prudise ou Dorfise, principal personnage de la comédie désignée sous le titre de la Dévote, lettre 1233.
  2. Ambassadeur du roi de Sardaigne auprès de celui de France ; nommé dans la lettre 434.