Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1244

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 385-387).

1244. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Le 23 février.

Monseigneur, je ne reçus que le 20 le paquet de Votre Altesse royale, du 3, dans lequel je vis enfin la corniche de l’édifice où chaque souverain devrait souhaiter d’avoir mis une pierre.

Vous me permettez, vous m’ordonnez même de vous parler avec liberté, et vous n’êtes pas de ces princes qui, après avoir voulu qu’on leur parlât librement, sont fâchés qu’on leur obéisse. J’ai peur, au contraire, que, dorénavant, votre goût pour la vérité ne soit mêlé d’un peu d’amour-propre.

J’aime et j’admire tout le fond de l’ouvrage, et je pars de là pour dire hardiment à Votre Altesse royale qu’il me paraît qu’il y a quelques chapitres un peu longs ; Transverso calamo signum[1] y remédiera bien vite, et cet or en filière, devenu plus compacte, en aura plus de poids et de brillant.

Vous commencez la plupart des chapitres par dire ce que Machiavel prétend dans son chapitre que vous réfutez ; mais, si Votre Altesse royale a intention qu’on imprime le Machiavel et la réfutation à côté, ne pourra-t-on pas, en ce cas, supprimer ces annonces dont je parle, lesquelles seraient absolument nécessaires si votre ouvrage était imprimé séparément ? Il me semble encore que quelquefois Machiavel se retranche dans un terrain, et Votre Altesse royale le bat dans un autre ; au troisième chapitre, par exemple, il dit ces abominables paroles : Si ha à notare che i guomini si debbono o vezzegiare o spegnere, perche si vendicano delle leggieri offese ; delle gravi, non possono.

Votre Altesse royale s’attache à montrer combien tout ce qui suit, de cet oracle de Satan, est odieux. Mais le maudit Florentin ne parle que de l’utile. Permettriez-vous qu’on ajoutât à ce chapitre un petit mot pour faire voir que Machiavel même ne devait pas regarder ces menaces comme justifiées par l’événement ? Car, de son temps même, un Sforce[2], usurpateur, avait été assassiné dans Milan ; un autre usurpateur, du même nom[3], était à Loches, dans une cage de fer ; un troisième usurpateur, notre Charles VIII, avait été obligé de fuir de l’Italie, qu’il avait conquise ; le tyran Alexandre VI mourut empoisonné de son propre poison ; César Borgia fut assassiné. Machiavel était entouré d’exemples funestes au crime. Votre Altesse royale en parle ailleurs ; voudrait-elle en parler en cet endroit ? N’est-ce pas la place véritable ? Je m’en rapporte à vos lumières.

C’est à Hercule à dire comme il faut s’y prendre pour étouffer Antée.

Je présente à mon prince ce petit projet de Préface[4] que je viens d’esquisser. S’il lui plaît, je le mettrai dans son cadre ; et, après les derniers ordres que je recevrai, je préparerai tout pour l’édition du livre qui doit contribuer au bonheur des hommes.

M. de Valori me fait bien de l’honneur de croire qu’on me traite comme Socrate et comme Aristote, et qu’on me persécute pour avoir soutenu la vérité contre la folle superstition des hommes. Je tâcherai de me conduire de façon que je ne sois point le martyr de ces vérités dont la plupart des hommes sont fort indignes. Ce serait vouloir attacher des ailes au dos des ânes, qui me donneraient des coups de pied pour récompense.

Je fais copier le Mahomet, que Votre Altesse royale demande. Je ne sais si cette pièce sera jamais représentée ; mais que m’importe ? C’est pour ceux qui pensent comme vous que je l’ai faite, et non pour nos badauds, qui ne connaissent que des intrigues d’amour, baptisées du nom de tragédie.

Je crois que Votre Altesse royale aura incessamment celle de Gresset ; on dit qu’il y a de très-beaux vers.

Mme la marquise du Châtelet vous fait bien sa cour. Elle abrège tout Wolffius ; c’est mettre l’univers en petit.

J’aime mieux voir le monde dans une sphère de deux pieds de diamètre que de voyager de Paris à Quito et à Pékin.

Ma mauvaise santé ne m’a pas permis d’achever encore le précis de la Métaphysique de Newton, et les nouveaux Éléments où je travaille. Je souffre les trois quarts du jour, et l’autre quart je fais bien peu de besogne. Dès que je serai quitte de cette Métaphysique, et que j’aurai un peu de relâche à mes maux, soyez très-sûr, monseigneur, que j’obéirai à vos ordres, et que j’achèverai le Siècle de Louis XIV ; il me plaît en ce qu’il a quelque air de celui que vous ferez naître. Pour le siècle du cardinal, je n’y toucherai pas. C’est assez qu’il vive un siècle entier. Il n’y a pas longtemps qu’un neveu de Chauvelin écrivit à cet ambitieux solitaire[5] que notre cardinal dépérissait, et qu’il mettait du rouge pour cacher le livide de son teint. Le cardinal, qui le sut, fit frotter ses joues par ce neveu, et lui montra que son rouge venait de sa santé.

La malheureuse goutte ne quittera-t-elle point M. de keyserlingk ! Je suis, etc.

  1. Horace, Art poétique, vers 447.
  2. Galéas-Marie Sforce ou Sforza. Voyez tome XII, page 166, le chapitre cv de l’Essai sur les Mœurs.
  3. Ludovic Sforce, surnommé le Maure, frère de Galéas-Marie.
  4. Voyez la lettre 1291.
  5. Germain-Louis de Chauvelin, exilé à Bourges depuis le 20 février 1737. Voyez tome XXXIII, pages 181 et 207.