Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1257

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 402-404).

1257. — À M. GRESSET[1].
Bruxelles, 28 mars 1740.

Vous êtes, monsieur, comme cet Atticus, qui était à la fois ami de César et de Pompée. Nous sommes ici deux citoyens du Parnasse[2] qui faisons la guerre civile et ne sommes, je crois, d’accord sur rien que sur la justice que nous vous rendons.

Je voudrais pouvoir répondre au présent dont vous m’avez honoré, en vous envoyant la belle, mais très-incorrecte édition que les libraires d’Amsterdam viennent de faire de mes rêveries avec beaucoup de frais et encore plus d’ignorance. J’attends qu’ils aient corrigé leurs sottises, et que je n’aie plus à vous demander grâce que pour les miennes.

Je m’attendais bien que votre tragédie[3] marquerait, comme vos autres ouvrages, un génie neuf et tout entier à vous.

Je vois presque partout de ces infortunées,
À des pleurs éternels par l’auteur condamnées,
Avec leur confidente exhalant leurs douleurs,
Et, cinq actes entiers, répétant leurs malheurs ;
Des absurdes tyrans brutaux dans leurs tendresses,
Des courtisans polis cajolant leurs maîtresses,
Un hymen proposé, fait, défait et conclu,
Cent lieux communs usés d’amour et de vertu :
Le tout en vers pillés, en couplets à la glace.
Cousus sans harmonie et récités sans grâce.

Vous avez un quatrième acte qui est bien court, mais qui paraît devoir faire au théâtre un effet admirable. Je vous avoue que je ne conçois pas pourquoi, dans votre préface, vous justifiez le meurtre de Volfax, « par la raison, dites-vous, qu’on aime à voir punir un scélérat qu’on pourrait exécuter derrière les coulisses, tandis que celui d’un honnête homme qu’on viendrait tuer sur le théâtre ne serait pas toléré, et qu’une action atroce, mise sous les yeux sans nécessité, ne serait qu’un artifice grossier qui révolterait ».

La véritable raison, à mon gré, du succès de votre coup de poignard, qui devient un grand coup de théâtre, c’est qu’il est nécessaire. Volfax surprend et va perdre les deux hommes à qui le spectateur s’intéresse le plus : il n’y a d’autre parti à prendre que de le tuer. Arundel ne fait que ce que chacun des auditeurs voudrait faire. Le succès est sûr quand l’auteur dit ou fait ce que tout le monde voudrait à sa place avoir fait ou avoir dit.

Courage, monsieur ! Étendez la carrière des arts. Vous trouverez toujours en moi un homme qui applaudira sincèrement à vos talents, et qui se réjouira de vos succès. Plus vous mériterez ma jalousie, et moins je serai jaloux. J’aime les arts passionnément ; j’aime ceux qui y excellent. Je ne hais que les satiriques. Je ne lis ni même ne reçois aucune des brochures dont vous me parlez. Je vois par votre préface que quelque barbouilleur hebdomadaire vous a apparemment insulté pour vendre sa feuille de quatre sous ; mais ces araignées, qui tendent leurs filets pour prendre des moucherons, ne font point de mal aux abeilles qui passent, chargées de miel, auprès de leur vilaine toile, et qui quelquefois la détruisent d’un coup d’aile et font tomber par terre le monstre venimeux, qu’on écrase sous les pieds : voilà le sort de ces critiques. Le vôtre sera d’être estimé et aimé des honnêtes gens. Mme  la marquise du Châtelet pense comme moi sur votre tragédie.

Je serais charmé que cette occasion pût servir à me procurer quelquefois de vos nouvelles et de vos ouvrages. Vous ne pourriez en faire part à quelqu’un qui y prit plus d’intérêt.

Je suis, monsieur, avec la plus sincère estime et une envie extrême d’être au rang de vos amis, votre, etc.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Voltaire et J.-B. Rousseau, qui était aussi ; à Bruxelles.
  3. Edouard III, représenté le 22 janvier 1740.