Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1258

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 404-406).

1258. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
À Bruxelles, ce 30 mars.

C’est une chose plaisante, monsieur, que la tracasserie qu’on m’avait voulu faire avec M. de Valori, à Berlin et à Paris. J’entrevois que quelqu’un, qui veut absolument se mêler des affaires d’autrui, a mis dans sa tête de détruire M. de Valori et moi dans l’esprit du prince royal, et ce n’est pas la première niche qu’on m’a voulu faire dans cette cour. J’ai beau vivre dans la plus profonde retraite, et passer mes jours avec Euclide et Virgile, il faut qu’on trouble mon repos.

Je crois connaître assez le prince royal pour espérer qu’il en redoublera de bontés pour moi ; et que, si on a voulu lui inspirer des sentiments peu favorables pour notre ministre, il ne sentira que mieux son mérite. C’est un prince qui unira, je crois, les lettres et les armes, qui s’accommodera en homme juste pour Berg et Juliers, si on lui fait des propositions honorables, et qui défendra ses droits, dans l’occasion, avec de vrais soldats, sans avoir des géants inutiles.

Je serais fort étonné si le roi son père revenait de sa maladie. Il faut qu’il soit bien mal, puisqu’il est défendu en Prusse de parler de sa santé ni en mal ni en bien.

Lorsque vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, au sujet de M. de Valori, je venais de recevoir une lettre d’une de mes nièces[1], femme d’un commissaire des guerres à Lille, qui m’instruisait aussi de cette tracasserie. M. l’abbé de Valori[2], prévôt du chapitre de Lille, lui en avait parlé. Je ne peux mieux faire, je crois, monsieur, que d’avoir l’honneur de vous envoyer la copie de la réponse à ma nièce.

« Les tracasseries viennent donc, ma chère enfant, jusque dans ma retraite, et prennent leur grand tour par Berlin. Je vois très-clairement que quelque bonne âme a voulu me nuire à la fois dans l’esprit du prince royal de Prusse, et dans celui de M. de Valori ; et il y a quelque apparence qu’une certaine personne qui avait voulu desservir M. de Valori à la cour de Berlin, a semé encore ce petit grain de zizanie.

« Je connais M. de Valori, en général, par l’estime publique qu’il s’est acquise, et plus particulièrement par le cas infini qu’en fait M. d’Argenson, qui m’avait même flatté que j’aurais une nouvelle protection, dans M. de Valori, auprès du prince royal.

« J’avais eu l’honneur d’écrire plusieurs fois à ce prince que M. de Valori augmenterait le goût que Son Altesse royale a pour les Français, et que j’espérais que ce serait pour moi un nouveau moyen de me conserver dans ses bonnes grâces. Je me flatte encore que le petit malentendu qu’on a fait naître ne détruira pas mes espérances.

« Il est tout naturel que M. de Valori, ayant vu, dans les gazetins infidèles dont l’Europe est inondée, une fausse nouvelle sur mon compte, l’ait crue comme les autres ; qu’on en ait dit un petit mot en passant à la cour de Prusse, et que quelqu’un, à qui cela est revenu à Paris, en ait fait un commentaire.

« Il ne résultera de cette petite malice, qu’on a voulu faire à M. de Valori, rien autre chose que des assurances de la plus respectueuse estime, que je vous prie de faire passer à M. de Valori, par le canal de monsieur son frère. Si tous les tracassiers de Paris étaient ainsi payés de leurs peines, le nombre en serait moins grand. »

Voilà, monsieur, mes véritables sentiments. Je fais toujours des vœux pour que vous soyez dans quelque place où vous puissiez donner un peu de carrière à vos grands talents, à votre bonne volonté pour le genre humain, et à votre goût pour les arts.

En attendant, je vous conseille de ne pas négliger Mlle Lemaure[3]. C’était autrefois un beau pédantisme que celui qui tenait toujours les premiers magistrats en longue jaquette, et qui leur interdisait les spectacles. Je ne croirai les Français tout à fait revenus de l’ancienne barbarie que quand l’archevêque de Paris, le chancelier, et le premier président, auront chacun une loge à l’Opéra et à la Comédie,

Mme du Châtelet vous fait bien des compliments ; et moi, monsieur, je vous suis dévoué pour ma vie avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance.

  1. Mme Denis.
  2. Paul-Frédéric-Charles de Valori, auquel est adressée la lettre 1288. C’était le frère aîné de l’ambassadeur.
  3. Catherine-Nicole Lemaure, célèbre actrice de l’Opéra, née en 1704, morte en 1783. Voltaire la nomme dans sa lettre du 5 mai 1741, à d’Argental, et dans d’autres lettres.