Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1261

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 409-411).

1261. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Bruxelles, ce 1er avril.

Plus ange gardien que jamais, je m’étais déjà avisé de travailler tout seul à ma Pandore, et je n’avais pas attendu la grâce d’en haut ; j’allais l’envoyer, pour chercher un musicien, lorsque le paquet de mon cher ange est arrivé.

J’ai grande impatience de savoir si vous trouvez le Mahomet mieux lié, plus intéressant, mieux écrit, et enfin si, après le grand fracas du quatrième acte, le cinquième vous semble supportable.

Vous pourriez, en attendant, mon respectable ami, couronner vos bontés pour Zulime, en promettant à Mlle  Gaussin le premier rôle dans Mahomet. Vous voulez que j’espère de Zulime, j’espère donc ; in verbo tuo laxavi rete[1].

Revenons à Pandore ; je n’ai point d’expressions pour vous remercier. Il faudra donc encore une fois rompre la chaîne des études philosophiques, et quitter le compas pour la lyre. Soit ; je suis le maître Jacques[2] du Parnasse ; mais malheureusement maître Jacques n’était ni bon cocher ni bon cuisinier.

Vous ne laissez pas de m’embarrasser. Vous me foudroyez mes Titans au troisième acte. La pièce alors aurait l’air d’être finie, et on en recommencerait une autre, qui serait le Mariage et la Boite de Pandore. Le grand point, me semble, est de refondre les deux actions en une ; je veux dire la guerre des Titans et cette boite fameuse.

Je ne haïrais pas que le Destin lui-même parût au milieu du combat, et réglât les deux partis. Il n’y aura pas grand mal quand Jupiter aura un peu tort : il est accoutumé, sur la scène de l’Opéra, à ne pas jouer le beau rôle ; et, sur la scène de ce monde, quels reproches ne lui fait-on pas ! que de plaintes de la part des femmes qui n’ont pas les grâces de Mme  d’Argental, et de la part des hommes qui n’ont pas votre mérite ! Dans ce monde chacun l’accuse, et sur le théâtre il reçoit des soufflets.

Je trouvais assez bon que Mercure fît la besogne du tentateur. Au bout du compte, il faut bien que les dieux soient coupables du mal moral et du mal physique. D’ailleurs Pandore en était plus excusable ; et qu’importe que cette Pandore-Éve soit séduite par Mercure ou par le diable ? Dites-moi, je vous prie, si la boîte n’est pas un trait de la vengeance des dieux, quels rapports auront les trois premiers actes avec les deux derniers. Voilà, encore une fois, ce qui m’embarrasse. L’Opéra pourrait commencer au quatrième acte ; c’est, à mon sens, le plus grand des défauts. Donnez-moi une réponse à cette objection.

Au reste, je profiterai de toutes vos bontés et de tous vos avis, et je me mettrai en besogne dès que vous m’aurez bien voulu répondre. J’invoquerai angelum meum, et je travaillerai.

Hélas ! j’ai peur que, parmi les maux sortis de la boîte de Pandore, la mort de Mme  de Richelieu ne soit bientôt un des plus certains[3] comme un des plus cruels. On dit qu’elle crache du pus, et qu’elle a la fièvre. Vous perdriez une amie qui vous avait goûté infiniment.

Je ne sais si la poste en use avec les intendants des classes comme avec moi, Les paquets ont beau être contresignés, le contre-seing d’un ministre français est ici très-peu considéré, et on paye ce beau seing neuf à dix florins ; ainsi, quand par hasard vous aurez quelque gros paquet à envoyer, faites-le porter chez l’abbé Moussinot,

Bonsoir, mon aimable, mon respectable ami, mon conseil, mon juge, qui souffrez toutes mes rébellions ; vous ne croyez donc pas qu’on puisse jamais réduire Mme Prudise aux mœurs françaises ? … Si, pourtant… Adieu ; je vous embrasse mille fois.

  1. Évangile de saint Luc, v. 5.
  2. Valet de l’Avare, de Molière.
  3. Mme  de Richelieu mourut le 2 août 1740 ; voyez tome XXXIII, page 414.