Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1260

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 407-409).

1260. — À M. DE FORMONT.
À Bruxelles, 1er avril.

Vous voilà dans l’heureux pays
Des belles et des beaux esprits,
Des bagatelles renaissantes,
Des bons et des mauvais écrits.
Vous entendez, les vendredis,
Ces clameurs longues et touchantes
Dont Lemaure[1] enchante Paris.
Des soupers avec gens choisis
De vos jours filés par les Ris
Finissent les heures charmantes ;
Mais ce qui vaut assurément
Bien mieux qu’une pièce nouvelle
Et que le souper le plus grand,
Vous vivez avec du DefFant ;

Le reste est un amusement,
Le vrai bonheur est auprès d’elle.
Pour la triste ville où je suis,
C’est le séjour de l’ignorance.
De la pesanteur, des ennuis,
De la stupide indifférence ;
Un vrai pays d’obédience,
Privé d’esprit, rempli de foi ;
Mais Émilie est avec moi :
Seule, elle vaut toute la France.

En vous remerciant, mon cher ami, des marques de votre souvenir.

Vous avez donc lu ce fatras inutile sur la teinture, que M. le Père Gastel appelle son Optique ? Il est assez plaisant qu’il s’avise de dire que Newton s’est trompé, sans en donner la plus légère preuve, sans avoir fait la moindre expérience sur les couleurs primitives. C’est à présent la physique qui se met à être plaisante, depuis que la comédie ne l’est plus. J’ai lu le quatrième tome des Leçons de Physique de Joseph Privât de Molières, de l’Académie des sciences : cela est encore assez comique ; mais j’aime mieux l’autre Molière que celui-ci. Joseph Privât ne peut réjouir que quelques philosophes malins qui aiment à rire des absurdités imprimées avec approbation et privilège. Le cher homme a une preuve toute nouvelle de l’existence de Dieu à faire pouffer de rire : c’est, dit-il, qu’il y a des cas où une boule de cinq livres[2] en pèse sept, ce qui ne peut arriver que par permission divine ; or, vous pouvez être sûr que ni Privât de Molières, ni sa boule, ne pèseront jamais un grain de plus en aucun cas. Six vieux régents de l’Université ont donné six approbations authentiques à cette belle découverte, à laquelle ils n’entendent rien ; mais au moins MM. de Mairan et de Bragelongue, députés de l’Académie pour louer M. Privât, n’ont pas donné dans le traquet. Ils ont déclaré nettement qu’il y avait certaines hypothèses dans ce livre qu’ils ne pouvaient admettre.

Quand il s’agit de prouver Dieu,
Ces messieurs de l’Académie
Tirent leur épingle du jeu
Avec beaucoup de prud’homie.

Pour moi, qui crois en Dieu autant et plus que personne, si je n’avais d’autres preuves que celle de ce Privât de Molières, je sens bien qu’il me resterait encore quelques petits scrupules.

J’ai lu la tragédie[3] de Vert-Vert, qu’il m’a fait l’honneur de m’envoyer ; ainsi il faut que j’en dise du bien. Il y a d’ailleurs un certain air anglais qui ne me déplaît pas.

On dit que ces Anglais ont pillé Porto-Bello et Panama ; c’est bien là une vraie tragédie. Si le dénoûment de cette pièce est tel qu’on le dit, il y aura beaucoup de négociants français et hollandais ruinés. Je ne sais quand finira cette guerre de pirates. Pour celle que fait ici Mme  du Châtelet, avec d’autres pirates nommés avocats et procureurs, elle sera peut-être plus longue que la querelle de l’Espagne et de l’Angleterre. J’ai l’air de rester du temps à Bruxelles ; mais que m’importe ? avec Émilie et des livres, je suis dans la capitale de l’univers, pourvu que je n’y végète pas comme Rousseau. Mille respects à Mme  du Deffant ; je vous embrasse du meilleur cœur du monde, etc.

  1. Voyez la lettre 1258.
  2. Voyez plus bas la lettre 1297.
  3. Edouard III.