Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1267

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 422-423).

1267. — À M. DE CIDEVILLE.
À Bruxelles, ce 25 avril.

Voulez-vous savoir, mon charmant ami, mon confrère en Apollon, mon maître dans l’art de penser délicatement, l’effet que m’a fait votre dernière lettre ? Celui qu’un bon instrument de musique fait sur un autre. Il en fait résonner toutes les cordes qui sont à l’unisson. Vous m’avez remis sur-le champ la lyre à la main ; j’ai serré mes compas, je suis revenu à l’autel de Melpomène et au temple des Grâces. Vous me direz si j’ai été exaucé de vos trois déesses.

Tout ce que vous soupçonniez que j’ébauchais est prêt à vous être envoyé. Donnez-moi donc l’adresse sûre que vous m’avez promise. J’ai plus de choses à vous faire tenir que vous ne pensez. Je peux avoir mal employé mon temps, mais je ne suis pas resté oisif ; je sais qu’il y a longtemps que je ne vous ai écrit, mais aussi vous aurez deux tragédies[1] pour excuse, et, si vous n’êtes pas content, j’ai encore autre chose à vous montrer.

Je veux vous rendre un peu compte de mes études ; il me semble que c’est un devoir que l’amitié m’impose. Outre toutes les bagatelles poétiques que vous recevrez de moi, vous en aurez aussi de philosophiques. Je crois avoir enfin mis les Éléments de Newton au point que l’homme le moins exercé dans ces matières, et le plus ennemi des sciences de calcul, pourra les lire avec quelque plaisir et avec fruit. J’ai mis au-devant de l’ouvrage un exposé de la Métaphysique de Newton et de celle de Leibnitz, dont tout homme de bon sens est juge-né. On va l’imprimer en Hollande, au commencement de mai ; mais il va paraître, à Paris, un ouvrage plus intéressant et plus singulier en fait de physique : c’est une Physique[2] que Mme du Châtelet avait composée pour son usage, et que quelques membres de l’Académie des sciences se sont chargés de rendre publique, pour l’honneur de son sexe et pour celui de la France.

Vous avez lu sans doute la comédie des Dehors trompeurs[3]. Quel dommage ! il y a des scènes charmantes et des morceaux frappés de main de maître. Pourquoi cela n’est-il pas plus étoffé, et pourquoi les derniers actes sont-ils si languissants !

· · · · · · · · · · · · · · · Amphora cœpit
Institui ; currente rota, cur urceus exit ?

( Hor., de Art. poet., v. 21.)

Il en est à peu près de même de la pièce[4] de Gresset, et, qui pis est, c’est une déclamation vide d’intérêt. Mon Dieu ! pourquoi me parlez-vous de la tragédie, soi-disant de Coligny[5] ? Il semble que vous ayez soupçonné qu’elle est de moi. Le du Sauzet, libraire de Hollande, et par conséquent doublement fripon, a eu l’insolence absurde de la débiter sous mon nom : mais, Dieu merci, le piège est grossier, et, fùt-il plus fin, vous n’y seriez pas pris. Cette pitoyable rapsodie est d’un bon enfant nommé d’Arnaud, qui s’est avisé de vouloir mettre le second chant de la Henriade en tragédie[6]. Heureusement pour lui, sa personne et sa pièce sont assez inconnues.

Adieu, mon cher ami ; mon cœur et mon esprit sont à vous pour jamais. Mme du Châtelet vous fait mille compliments.

  1. Zulime et Mahomet.
  2. Les Institutions de physique : Voyez-en l’Exposition par Voltaire, tome XXIII, page 129.
  3. De Boissy.
  4. Édouard III.
  5. Coligny, ou la Saint-Barthélémy (en trois actes et en vers), 1740. in-8o. Du Sauzet ayant donné cette pièce comme étant de Voltaire, il parut une Critique de la tragédie de Coligny, ou la Saint-Barthélémy, par M. de V***, Bruxelles, 1740, in-8o, où Voltaire est très-maltraité. (B.)
  6. Depuis la mort de Voltaire on a publié le Siège de Paris et les vers de la Henriade de Voltaire distribués en une tragédie en cinq actes, terminée par le couronnement de Henri IV, 1780. in-8o de 40 pagres ; l’auteur est M. Bohaire-Dutheil. (B.)